Selon l’Insee, la proportion des personnes qui déclaraient avoir subi des discriminations est passée de 14% à 18% entre 2009 et 2020, et 42% des personnes actives déclarent avoir été témoins de discriminations dans le cadre de leurs activités professionnelles. Le député Marc Ferracci a fait adopter une loi pour lutter contre les discriminations au recrutement, portant au niveau de l’État la généralisation de testings statistiques et individuels, des sanctions claires et l’instauration d’une délégation interministérielle dédiée.

 

Décideurs RH. Quels enjeux recouvrent les discriminations aujourd’hui en France ?

Marc Ferracci. L’enjeu principal est républicain. Les discriminations sont une brèche dans le pacte social et génèrent, de manière compréhensible, des tensions et du repli communautaire.

Une autre facette de l’enjeu, qui n’est pas négligeable, est économique : en 2016, France Stratégie dévoilait un rapport qui estimait que la suppression des discriminations en matière d’emploi augmenterait, à long terme, le PIB de 150 milliards d’euros. Ce chiffre met en évidence la réduction du potentiel de travail dont les discriminations sont la cause : des personnes qualifiées sont exclues du marché de l’emploi, ce qui constitue une perte colossale pour l’économie et explique certaines difficultés d’embauche des employeurs, dont les biais les amènent à exclure des candidates et candidats, alors même qu’ils ont des besoins de recrutement.

"La suppression des discriminations en matière d’emploi augmenterait le PIB de 150 milliards d’euros à long terme."

Il s’agit selon vous d’"améliorer l’efficacité des outils qui permettent de changer les pratiques". Dans quelle mesure les testings sont-ils une méthode qui fonctionne ? Pouvez-vous décrire le processus de testing que vous imaginez, les cibles que vous visez en premier lieu et l’ampleur du dispositif que vous souhaitez mettre en place ?

Les testings sont une méthode robuste et reconnue par la recherche et les associations pour prouver les discriminations.

Nous souhaitons généraliser deux types de tests. D’abord, sous forme d’évaluations randomisées, nous allons mener des tests statistiques auprès d’entreprises, y compris les cabinets de recrutement, dont les flux de recrutement sont importants. Ces tests sont fondés sur des candidatures fictives qui ne se distinguent que par le critère de discrimination que l’on veut tester. Si les réponses sont différentes entre les candidatures porteuses d’un critère discriminant et les autres, cela constitue un début de preuve.

L’autre dispositif que nous voulons faciliter est le testing individuel, réalisé à la demande d’une personne qui estime avoir été discriminée. Ce type de test peut avoir lieu quelle que soit la taille de l’entreprise. Dès lors que le résultat prouvera la discrimination, il pourra être utilisé comme preuve par la personne discriminée dans le cadre d’une action en justice afin de lui ouvrir un droit plus effectif à réparation. Or c’est indispensable : en 2020, faute d’outils opérants pour collecter ces preuves, aucune condamnation pénale n’a été enregistrée en la matière.

Quand se déploiera le dispositif ?

La proposition de loi a été adoptée à l’Assemblée nationale le 6 décembre et sera examinée au Sénat durant le 12 mars 2024. Les tests statistiques pourront ensuite être déployés assez vite par des chercheurs indépendants, sur la base d’un budget de 3 millions d’euros, dans l’objectif de tester à terme 500 entreprises par an. Un test est d’ailleurs en préparation sur l’accès à l’emploi des seniors, et se déploiera sur plusieurs entreprises.

"Si rien de satisfaisant n’est proposé, les résultats du test seront rendus publics, ce que l’on appelle le name and shame."

De quelle nature sont les sanctions que vous prévoyez en cas de détection de discrimination ?

Sur les tests individuels, la sanction est la conséquence de l’action en justice menée.

Sur les tests statistiques, la loi demande aux entreprises concernées de produire un plan d’action clair de lutte contre les discriminations dans les six mois qui suivent le test. Si rien de satisfaisant n’est proposé, les résultats du test seront rendus publics, ce que l’on appelle le « name and shame ».

Si l’entreprise ne propose rien, elle encourt, en outre, une amende administrative pouvant atteindre 1% de la masse salariale. Si une entreprise est testée une seconde fois positive dans un délai de cinq ans, la publication des résultats est automatique, et l’amende administrative pourrait représenter jusqu’à 5% de la masse salariale.

"Les algorithmes peuvent générer des biais de discrimination sans que les entreprises le sachent."

Quelles actions peuvent être engagées par les entreprises pour prévenir ou, le cas échéant, corriger le tir ?

Grâce à ce dispositif de testing large, nous allons pouvoir consolider les connaissances sur les méthodes qui fonctionnent afin de faire reculer les discriminations et mieux les diffuser : recrutement sans CV, modules de formation spécifiques sur les méthodes de détection des préjugés inspirées des cadres théoriques mis en place par Harvard, etc. Ce qui est important, c’est que ces formations soient immersives et que les recruteurs se mettent à la place des individus discriminés.

Sans s’apercevoir qu’il s’agit d’un biais discriminant, certaines personnes considèrent qu’un jeune des quartiers n’a pas les codes, qu’une personne grosse n’est pas dynamique, etc. Les biais existent et le seul fait d’en prendre conscience aboutit à une baisse des discriminations.

Un autre axe fort porte sur les algorithmes que de nombreuses entreprises utilisent pour filtrer les milliers de CV qu’elles reçoivent. Or les algorithmes peuvent générer des biais de discrimination sans que les entreprises le sachent : pour agir, il faut donc « ouvrir le capot » et identifier les biais contenus dans les algorithmes. C’est ce qui est arrivé à Amazon, qui a découvert que pratiquement aucun entretien d’embauche n’avait lieu avec des femmes, et que c’était lié à un biais dans la machine.

À lire : IA et emploi : les cadres seront-ils épargnés ?

Quels seront les moyens de contrôle pour vérifier que des plans de lutte ont bien été mis en place, et quel suivi est prévu pour les entreprises dont les résultats ne sont pas bons ?

Le contrôle s’opère par la menace d’une sanction. Faute de moyens, les services de l’État n’ont pas vocation à faire du micro-management, même si les entreprises testées positives ont vocation à l’être une seconde fois, dans un délai de cinq ans.

Avec cette loi, vous créez une délégation interministérielle dédiée aux luttes anti discriminations, la Délégation interministérielle à la lutte contre le racisme, l'antisémitisme et la haine anti-LGBT (Dilcrah). Comment se distingue-t-elle du Défenseur des droits ou du Haut Conseil à l’Égalité, et quels seront ses rôles ?

Nous en avons longuement parlé avec la Défenseuse des droits qui, en tant qu’institution indépendante, ne peut pas se faire assigner de missions par le gouvernement, ce qui a mené à placer ces missions sous l’autorité du Premier ministre. Comme nous voulons créer un véritable service public de la discrimination, nous souhaitons confier ces prérogatives de tests à la Dilcrah.

Au-delà des tests, la Dilcrah publiera chaque année un rapport compilant un bilan et une boîte à outils avec des méthodes certifiées ou labellisées efficaces pour lutter contre les discriminations. Ce qui constituera une aide à l’action concrète pour les entreprises.

Propos recueillis par Judith Aquien

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