De longue date, les juridictions sont plus exigeantes à l’égard des employeurs que des salariés lorsqu’il s’agit de déterminer quelles sont les preuves admissibles, en particulier en matière de licenciement pour faute. Cependant, depuis 2020, la Cour de cassation tend à réparer ce déséquilibre en admettant, à certaines conditions, la possibilité pour l’employeur de se prévaloir d’une preuve qui aurait été déclarée illicite par le passé. Faut-il s’en réjouir ?

En matière prud’homale, la preuve est libre, mais doit être loyale. Ce principe de loyauté, s’il est applicable à toutes les parties, n’est toutefois pas appliqué de la même manière selon que la preuve est rapportée par l’employeur ou par le salarié. En cette matière, beaucoup raisonnent par idées reçues, selon lesquelles "l’employeur possède toutes les pièces" là où le salarié n’en aurait aucune – ce qui explique une volonté de réparer ce qui est perçu comme une injustice.

La preuve : un fardeau pour l’entreprise

Le déséquilibre entre employeur et salarié provient tout d’abord des règles de charge de la preuve. En droit civil classique, la charge de la preuve repose sur le demandeur. Or, dans de nombreux domaines du droit du travail, la charge de la preuve a été répartie entre le salarié et l’employeur, selon des processus plus ou moins savants. Ainsi, en matière de licenciement, la preuve est dite "partagée". S’agissant des heures supplémentaires, on cherche encore comment qualifier le système mis en place. En matière de discrimination et de harcèlement, la loi a instauré une preuve en deux temps.

Surtout, en matière de licenciement pour faute grave, la charge de la preuve repose exclusivement sur l’entreprise.

Le déséquilibre entre employeur et salarié provient tout d’abord des règles de charge de la preuve

À cela s’ajoutait le fait qu’encore récemment, cette preuve était appréciée de manière sévère. Ainsi, pour établir le comportement fautif d’un salarié, la preuve devait obligatoirement être licite, ce qui signifiait qu’elle devait :

  • avoir été obtenue de manière transparente et sans stratagème ;
  • être issue d’un dispositif licite porté à la connaissance des salariés et des représentants du personnel ;
  • ne pas porter atteinte à la vie personnelle du salarié.

À défaut, la preuve était automatiquement écartée (par exemple, un enregistrement à l’insu du salarié ou l’utilisation de faux client pour établir un vol).

Il était assez fréquent que l’employeur constate un "flagrant délit", grâce à un dispositif de surveillance, mais ne soit pas admis à s’en prévaloir, faute d’avoir mis en place ces dispositifs "dans les règles de l’art" (information du salarié, consultation du CSE, formalités à la Cnil). En d’autres termes, il fallait, pour sanctionner un salarié, que celui-ci commette une faute en se sachant surveillé. Autant dire que cela requérait de la patience.

En revanche, la Cour de cassation a admis de longue date qu’un salarié puisse s’approprier des documents de l’entreprise dès lors qu’ils sont strictement nécessaires à l’exercice des droits de sa défense. En d’autres termes, estimant qu’il existait un déséquilibre en matière d’accès à la preuve, la Cour de cassation a posé des règles différenciées en matière d’éthique. On attendait ainsi des entreprises le respect de règles à peine exigées de la part d’officiers de police judiciaire, là où les pratiques les plus douteuses sont encouragées chez le salarié (captation de documents confidentiels par tous moyens, enregistrement des uns et des autres désormais possibles grâce aux téléphones portables).

Un début de rééquilibrage ?

Depuis 2020, la Cour de cassation semble vouloir atténuer le déséquilibre existant entre employeur et salarié sur le terrain de la preuve. Ainsi, une preuve qui porterait atteinte à la vie personnelle des salariés n’est plus systématiquement rejetée. Rassurons-nous : elle n’est pas non plus admise de manière automatique. Le juge doit apprécier si l’utilisation d’une telle preuve a porté atteinte au caractère équitable de la procédure dans son ensemble, en mettant en balance le droit à la preuve et le droit à la vie personnelle du salarié.

Ont ainsi été admis comme modes de preuve :

- un message privé sur le site Facebook, remis spontanément à l’employeur par une autre salariée, pour établir un manquement du salarié à son obligation de confidentialité ; jusqu’alors, l’employeur ne pouvait utiliser qu’un extrait de compte Facebook public ;

- la collecte d’adresses IP qui n’avaient pas été déclarées préalablement à la Cnil pour établir une usurpation d’identité ;

- des extraits de vidéosurveillance n’ayant pas fait l’objet d’une consultation du CSE ou d’information des salariés concernant le traitement de leurs données personnelles.

La Cour de cassation a fourni un mode d’emploi au juge du fond en présence d’une preuve issue d’un mode de contrôle des salariés :

  • celui-ci doit d’abord s’interroger sur la légitimité du contrôle opéré par l’employeur et vérifier s’il existait des raisons concrètes qui justifiaient la surveillance, dans son principe et dans son ampleur ;
  • il doit ensuite rechercher si l’employeur ne pouvait pas atteindre le même résultat en utilisant d’autres moyens plus respectueux de la vie personnelle du salarié ;
  • enfin, le juge doit apprécier le caractère proportionné de l’atteinte portée à la vie personnelle au regard du but poursuivi.

Par ailleurs, la Cour de cassation a récemment précisé que :

  • l’employeur doit invoquer le droit à la preuve et l’atteinte au caractère équitable de la procédure s’il veut que le juge examine la preuve qu’il a apportée ;
  • la faute du salarié doit ne pas pouvoir être prouvée par d’autres moyens : si le juge estime que l’employeur pouvait atteindre un résultat identique en utilisant un moyen de preuve plus respectueux de la vie personnelle du salarié, la preuve illicite sera écartée.

Cette appréciation peut révéler une grande part d’arbitraire d’un procès à l’autre. Il est par ailleurs piquant de se remémorer la jurisprudence que la Cour de cassation adopte depuis 2012 s’agissant des salariés s’estimant discriminés : ceux-ci sont en droit, sous certaines conditions, de demander en référé à disposer des bulletins de salaire de leurs collègues. Sur ce sujet, la vie personnelle de ces collègues est considérée comme quantité négligeable. En revanche, lorsqu’il s’agit de sanction, cela redevient un problème majeur.

Un nivellement par le bas

La Cour de cassation n’opère pas ici de revirement : les règles du droit à la preuve du salarié demeurent les mêmes, mais assouplies. La licéité de la preuve reste le principe, la preuve illicite l’exception. Cette exception est analysée in concreto par les tribunaux, ce qui laisse, de fait, place à un grand aléa.

L’appréciation de la doctrine sur le sujet est parlante : on a évoqué la possibilité pour l’employeur de verser aux débats des "preuves illicites". Le terme est évidemment provocateur, car la preuve, si elle était illicite, ne pourrait pas être produite. Mais cela traduit bien la pensée entourant les preuves produites par l’entreprise : avant, elles étaient écartées. Désormais, elles peuvent peut-être être admises par exception, mais il demeure acquis qu’elles sont illicites.

In fine, la cour de cassation a probablement voulu égaliser – un peu – le traitement accordé à chacune des parties. Le salarié pouvait produire tout ce qu’il trouvait. On est désormais un peu moins exigeant à l’égard de l’entreprise. Les parties se rejoignent en fin de compte dans le sens d’une exigence éthique amoindrie. N’aurait-il pas été préférable que cela soit le cas dans l’autre sens, vers une exigence accrue à la fois pour l’entreprise et le salarié ?

Stéphanie de la Lande, avocate associée chez Dupuy Avocats et Pierre Safar, avocat et associé-gérant chez Dupuy Avocats 

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