Uber, Airbnb, Deliveroo, Blablacar… Depuis près de dix ans, le modèle collaboratif bouleverse l’ordre économique mondial. Plébiscités par certains, décriés par d’autres, ces nouveaux acteurs sont aujourd’hui au cœur des interrogations. État des lieux.

Derrière l’enthousiasme qui a accompagné l’émergence des entreprises dites « collaboratives », se cache une utopie. Celle d’une nouvelle économie plus éthique, moins capitalistique et surtout plus égalitaire, où chacun (patrons, contributeurs, utilisateurs) trouverait son intérêt selon un juste équilibre. Une accumulation de vertus qui nous aurait presque fait oublier la finalité de ces sociétés, valorisées pour certaines (Uber et Airbnb) à plusieurs milliards de dollars : la quête du profit. Seulement voilà, « une entreprise, même collaborative, ne se construit pas pour devenir sociale et solidaire », rappelle Denis Jacquet, cofondateur de l’Observatoire de l’ubérisation. Ce que le flot d’attaques à l’encontre des entreprises dites collaboratives et accusées d’exploiter leurs collaborateurs s’est récemment chargé de confirmer. Difficile néanmoins d’ignorer les avantages de cette nouvelle économie à la fois plus fluide, plus conforme aux besoins des utilisateurs et reposant sur des technologies de pointe.

 

Qu’on y voit une opportunité ou une menace, nul ne peut aujourd’hui nier l’essor de ces nouveaux acteurs en passe de révolutionner à la fois le marché de l’emploi, des transports, de la restauration, de la communication… « L’économie collaborative n’est plus une simple tendance, c’est une réalité », résume le président du Medef Pierre Gattaz. Reste à en identifier sa portée réelle, indépendamment des fantasmes qu’elle suscite.

 

Innovations technologiques

 

Premier mérite des sociétés collaboratives : avoir remis l’économie du partage sur le devant de la scène. Mieux, avoir permis de décloisonner l’industrie, le commerce et le service en activant le double levier de la mondialisation et du numérique. Pour Pierre Gattaz, le consommateur et l’usager sont ainsi « au cœur du système, avec une offre personnalisée et alignée sur leurs besoins. » Et cette « plateformisation » de l’économie ne manque pas d’intérêt : plus pratique, plus rapide, moins cher, mais aussi plus transparente. La notion de retour d’expérience et le système de notation présent sur ces différentes plate-formes, seraient un « véritable bouleversement », selon Denis Jacquet. Certains parlent même d’une troisième révolution industrielle introduite en l’espace de quelques années seulement par celles-ci. Un essor que les pouvoir publics n’ont, semble-t-il, pas vu venir. Résultat : aucune loi n’encadre cette nouvelle forme de services. Son installation sur le territoir national s’est faite de la façon la plus libérale qui soit : sauvage, brutale et parfois au détriment de l’économie « classique » et de ses acteurs.  

 

« Un modèle économique capitalisant sur la misère »

 

Selon l’économiste Christian Saint-Étienne, cette réalité permettrait aux sociétés collaboratives de « dissimuler le capitalisme derrière  les valeurs du participatif ». Même réserve du côté du philosophe Luc Ferry, pour qui le succès de cette économie reposerait sur « la marchandisation du monde, le dumping social, la dérégulation et les super profits ». Premières victimes de ces modèles : les acteurs classiques de l’hôtellerie, de la restauration, les taxis etc. mais aussi les chauffeurs, les livreurs, et tous les contributeurs sans qui des sociétés telles qu’Uber ou Delivroo n’auraient jamais pu voir le jour. Pour Matthieu Dumas, président du Collectif des coursiers franciliens  ?  revendiquant plus de 700 membres  ? , les entreprises collaboratives « vendent le statut d’auto-entrepreneurs comme le Saint-Graal », sans évoquer ses inconvénients. Au point, s’emporte-t-il, de faire de cette économie, « un modèle économique capitalisant sur la misère ». À l’origine de sa colère : la suspension pure et simple des bonus pour les week-ends travaillés par l’enseigne belge Take it easy, spécialisée dans la livraison de repas à vélo et actuellement en redressement judiciaire. Décidé à se faire entendre, le collectif réclame une requalification des contrats commerciaux afin d’obliger les plate-formes collaboratives à assurer une protection sociale à ses contributeurs. Une demande compréhensible selon Denis Jacquet pour qui le statut d’auto-entrepreneur crée un véritable « déséquilibre du rapport de force au profit des entreprises ». Seuls quelques-uns « ramassent la mise », corrobore Christian Saint-Étienne. Quant aux millions de contributeurs dans le monde, « ils se font avoir », juge l’économiste particulièrement virulent sur la question. Difficile pour autant de revenir au salariat, devenu trop lourd pour des entreprises en quête de flexibilité. Comment, par conséquent, parvenir à préserver les avantages créés tout en limitant les effets secondaires indésirables ?

 

Contributeurs actionnaires

 

Les observateurs semblent unanimes : les contributeurs non-salariés doivent accéder au capital des entreprises collaboratives. « C’est le seul moyen de calmer l’opinion publique et de revenir à un capitalisme apaisé », estime Denis Jacquet. Une solution jugée « positive » par Jean-David Chamboredon, coprésident de l’association France Digitale et président du fonds d’investissement Isaï spécialisé dans les start-up. « En devenant actionnaires de la plate-forme, les contributeurs non-salariés profiteraient de son succès », analyse-t-il. Préoccupé par le statut précaire des travailleurs indépendants, le Medef plaide de son côté en faveur d’une refonte du droit du travail. Celui-ci ne répondrait plus « aux exigences de souplesse, de réactivité et d’adaptation qu’induit l’économie collaborative », considère Pierre Gattaz qui plaide pour une régulation de ces nouvelles formes d’emploi. La question du statut du collaborateur non-salarié mérite néanmoins quelques nuances. Si l’on reproche aux sociétés collaboratives leur arrivée sauvage sur le marché du travail, on oublie aussi qu’elles permettent à un nombre non-négligeable d’individus de compléter leur fin de mois depuis la crise de 2008. « L’économie collaborative est une très bonne chose, mais elle est également tragique dans le sens où elle oppose deux légitimités, constate ainsi Luc Ferry : celle d’Airbnb et celle des hôteliers. » Deux modèles a priori opposés et qui, pourtant, reposent l’un comme l’autre sur des stratégies capitalistiques.

 

 « Le consommateur est responsable de son économie »

 

Une entreprise viable serait ainsi une entreprise dans laquelle on investit. Et les sociétés collaboratives ne semblent pas déroger à la règle. « Plus elles seront capitalistiques, plus elles pourront s’étendre », estime Denis Jacquet. Même constat pour Jean-David Chamboredon : « Il existe aujourd’hui une guerre du capital. Les entreprises qui parviennent à s’imposer sont généralement celles qui disposent du capital le plus important. » Une société pourrait ainsi être collaborative et pleinement capitalistique. « Blablacar en est l’exemple type, estime Denis Jacquet. Même si je ne sais pas comment de si petites sommes peuvent réussir à faire un business model pérenne.» Si petites, que même Uber, pourtant figure de proue de l’économie collaborative, n’est pour l’heure toujours pas rentable.

 

Pour augmenter leurs marges et rémunérer davantage leurs contributeurs, ces sociétés vont inévitablement devoir redonner de la valeur à leur produit en augmentant leurs tarifs. « Nous devons aller vers une sorte de charte dans laquelle toutes les entreprise de ce type s’engagent à rehausser leurs tarifs et à indiquer à qui profite cette augmentation », imagine Denis Jacquet. Réfléchir aux conséquences de cette économie et trouver des solutions, tel est l’objectif de l’Observatoire de l’ubérisation qu’il préside et où philosophes, cuisiniers, anthropologues, patrons… travaillent cote à cote pour envisager un partage plus équitable des valeurs de l’économie collaborative. « Au fur et à mesure des années, on a confondu le digital et le discount, observe Denis Jacquet. Le consommateur doit avoir en tête qu’il est responsable de son économie. » Une prise de conscience qui devra être rapide et générale, faute de quoi les sociétés collaboratives continueront leur ascension fulgurante. Au bénéfice de quelques-uns seulement.

 

 

Capucine Coquand

@CapucineCoquand

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