Affaire Perrier : droit des marques vs. droit administratif
Et si l’on pouvait délocaliser les sources d’eaux minérales au même titre que les sites de fabrication de pneus ? L’affaire Perrier, qui oppose la commune de Vergèze où est implantée l’usine d’exploitation de la source, au géant Nestlé, a soulevé cette épineuse question, à mi-chemin entre droit administratif et droit de la propriété industrielle.
Dans un contexte de mondialisation accrue, l’or bleu rassemble les foules. Depuis plus de cinq ans, Vergèze, petite commune du Gard de près de 4 000 habitants, se bat contre le géant international Nestlé Waters. La pomme de la discorde ? La célèbre eau gazeuse Perrier dont la source jaillit sur la commune, au lieu-dit Les Bouillens.
David contre Goliath. Les enjeux économiques et sociaux sont de taille : Nestlé demeure le plus gros employeur de la région avec 1 300 salariés sur le seul site de Vergèze. La fermeture de l’usine serait dévastatrice pour tout le bassin économique du Gard. En reprenant le site de production de la source Perrier en 1992, Nestlé Waters est également devenu propriétaire des marques déposées Perrier et Source Perrier. Le groupe lance de nouveaux produits, à l’image du Perrier Fluo et de l’Eau de Perrier, et se place rapidement au rang de leader mondial des eaux minérales. |
Mais en 2004, un plan de restructuration est annoncé pour le site et près de 1 000 départs sont prévus (préretraites et licenciements). Peter Brabeck-Letmathe, le patron de Nestlé depuis 1997, évoque même une délocalisation de l’usine. C’est le point de départ d’une longue bataille administrative entre le groupe et la petite commune du Gard. Car l’obstination du village et de ses habitants est de taille.
Un baptême pour sauver l’usine.
Une association pour la défense de la source Perrier est créée et en octobre 2006, le conseil municipal de Vergèze rebaptise le lieu-dit « Les Bouillens » en « Source Perrier-Les Bouillens ».
Très rapidement, le groupe helvétique réagit et saisit le tribunal administratif de Nîmes pour demander l’annulation de la délibération municipale.
La position de la direction « Eaux » de Nestlé, conseillée par l’associé Stéphane Lataste du cabinet Stasi & Associés, est claire : ce changement de dénomination est une atteinte à la liberté d’entreprendre. Non seulement une telle décision est susceptible de remettre en cause l’autorisation d’exploitation de la marque Perrier (tout habitant du lieu-dit pourrait utiliser la marque Perrier), mais surtout, en liant géographiquement la marque à un territoire, la commune freine la diversification des activités de Nestlé Waters avec, à la clé, une impossibilité pour le groupe de produire ailleurs qu’à Vergèze l’eau Perrier.
Du côté de la commune, on se défend de toute violation des droits de Nestlé sur la marque Perrier. Le maire de Vergèze René Balana souhaitait souligner le lien historique entre l’eau Perrier et Les Bouillens, lieu du captage d’origine de la source. Mais l’objectif était clair : protéger l’usine de Vergèze et ses emplois et parer à toute délocalisation.
Premier round remporté par Vergèze… ou presque. |
Un an plus tard, le 11 janvier 2008, les juges administratifs de Nîmes rendent leur décision. Ou presque. Le tribunal refuse d’annuler la délibération du conseil municipal au motif qu’elle n’aurait pas le caractère d’une décision administrative.
Le raisonnement de la juridiction est le suivant : dans la mesure où la commune de Vergèze n’est pas compétente pour modifier la dénomination d’un lieu-dit, sa décision n’est pas juridiquement valable et n’a donc pas besoin d’être annulée. Loin de baisser les bras, Nestlé interjette appel.
Entre temps, à Vergèze, les premiers signes d’apaisement du conflit apparaissent. En avril 2008, un accord est signé entre les syndicats de l’usine et la direction du groupe : Nestlé garantit l’exploitation de la source de Vergèze jusqu’en 2011.
Service du cadastre vs. conseil municipal.
Dans un arrêt du 10 décembre 2009, la cour administrative d’appel de Marseille renverse la situation et rappelle que seul le service du cadastre, qui dépend du ministère du Budget, des Comptes publics, de la Fonction publique et de la Réforme de l’État, est compétent pour la prise en compte de « tout changement d’usage avéré dans la dénomination d’un lieu-dit ». La juridiction poursuit : « aucune disposition législative ou réglementaire ne confie au conseil municipal, ni à aucune autre autorité administrative, compétence pour décider une telle modification ».
Trois ans plus tôt, le 25 octobre 2006, le conseil municipal de Vergèze n’avait donc pas le pouvoir de rebaptiser le lieu-dit « Les Bouillens » en « Source Perrier - Les Bouillens ». La délibération est annulée et Nestlé reste l’unique propriétaire des marques « Perrier » et « Source Perrier ». La menace d’une délocalisation monte d’un cran, à moins que le service du cadastre ne se manifeste et ne valide le second baptême…
Eaux minérales : une réglementation spécifique.
Est-il possible, juridiquement, de délocaliser une source ? Les conséquences de cette décision administrative sont considérables car Nestlé est en droit de produire de l’eau sous la marque « Perrier », ailleurs qu’à Vergèze.
En effet, les eaux minérales sont soumises à une réglementation spécifique issue d’une directive européenne de 1980. Dans le cadre de ce texte, transposé en droit français au sein du Code de la santé publique et du Code de la consommation, tout étiquetage d’eau minérale reconnue comme telle, doit comporter les mentions suivantes : la marque commerciale, le nom de la source et enfin, le lieu d’exploitation.
En l’espèce, Perrier est à la fois une marque commerciale et la dénomination d’une eau minérale. Si Nestlé souhaite utiliser la dénomination Perrier pour une eau provenant d’une autre source que celle de Vergèze, le groupe pourra le faire à condition d’utiliser Perrier comme marque, et non comme provenance. De quoi semer la confusion dans les esprits des consommateurs…
En attendant la réaction du cadastre…
Tandis que l’accord signé en 2008 entre la direction et les syndicats de Nestlé concernant la non- délocalisation de l’usine court jusqu’en 2011, l’arrêt de la cour d’appel de Marseille n’a pas mis un terme à l’affaire Perrier : l’épée de Damoclès de la délocalisation pèse toujours…