En janvier 2023, l’Assurance maladie mettait en avant un chiffre déroutant : chaque jour, deux personnes meurent au travail en France. Chute, accident routier, mauvaise manœuvre sur une machine… Les raisons sont nombreuses et replacent sur le devant de la scène le corps du travailleur.

D’outil de production, le corps au travail s’est petit à petit dématérialisé lors de l’ère industrielle. La science du geste a été remplacée par celle des machines, l’automatisation de certaines tâches entraînant l’avènement de la vie de bureau. Au début du XXe siècle apparaît l’expression de "cols blancs", pour désigner ceux dont le corps n’était pas l’instrument de travail.

Un corps dont on ne parle pas assez

Janvier 2023. Le gouvernement annonce son projet de réforme des retraites, destiné à prolonger de deux ans l’âge de départ à la retraite des Français. Surgissent très tôt des contestations importantes, soulignant l’état de détresse de certains travailleurs. L’étude réalisée par le Crédoc pour le groupe Adecco en avril 2023 révèle que 40 % des Français estiment ne pas être en assez bonne santé pour tenir jusqu’à la retraite. La question de l’usure professionnelle refait alors surface. Les chiffres obtenus par la Commission européenne et son office statistique Eurostat indiquent un retard important de la France en matière de conditions de travail : le pays se classe en avant-dernière position parmi les 27 nations membres de l’Union.

Une étude d’Eurofound – la Fondation européenne pour l’amélioration des conditions de vie et de travail – datée de 2021 et réalisée auprès de 70 000 Européens donne un certain nombre de détails supplémentaires. L’emploi de plus de 43 % de Français implique de déplacer des charges lourdes, contre moins de 30 % aux Pays-Bas et 35 % en Europe. Ils sont également plus de 57 % à subir des postures douloureuses ou fatigantes au travail, contre 43 % en Allemagne et 50 % en Europe.

L’emploi de plus de 43 % de Français implique de déplacer des charges lourdes

La jeunesse davantage fragilisée

Sans surprise, la moitié de ces accidents professionnels ont lieu dans le BTP : métallurgie, industrie chimique, travaux forestiers et agricoles. Dans ces secteurs, ce sont les jeunes qui risquent le plus de connaître au moins un accident du travail selon l’Agence européenne pour la santé et la sécurité au travail.

En cause ? Le manque d’expérience, mais aussi l’absence de formation ou tout simplement un défaut d’information concernant la sécurité et la santé au travail. Matthieu Lépine rappelle dans son livre L’Hécatombe invisible (Seuil, 2023), que 36 personnes de moins de 25 ans sont mortes dans l’exercice de leurs fonctions en 2022, soit 29 % de plus qu’en 2019. Il pointe du doigt la réforme de l’apprentissage, accusée d’exposer ces jeunes précaires sans formation à des secteurs accidentogènes.

Outre les accidents au travail, l’usure professionnelle prématurée constitue une réalité préoccupante. Les études montrent d’ailleurs un lien évident entre précarité et risques d’accidents au travail. Dans un entretien accordé au Monde, la sociologue Corinne Gaudart rappelle l’importance d’une dynamique intergénérationnelle pour  pallier le manque de prévention, le "savoir-faire de prudence" ne pouvant s’acquérir par le biais des formations classiques.

"36 personnes de moins de 25 ans sont mortes dans l’exercice de leurs fonctions en 2022, soit 29 % de plus qu’en 2019"

Management du corps

En plus des questions de sécurité, la santé au travail est devenue l’un des grands enjeux des politiques RH contemporaines. De nouvelles formes de prévention primaire des risques à destination des salariés sont apparues ces dernières années : parcours de soins numérisés visant à mieux gérer le stress, cours de yoga, accès à des salles de sport, etc. Toutefois, nul doute qu’une confusion s’opère bien souvent entre développement personnel et santé. Sans compter que la popularisation du flex office et du télétravail accentue l’invisibilisation du corps. Aucune séance de yoga ne pourra jamais remédier aux deux causes principales du burn-out : la surcharge de travail et le manque d’autonomie. Christophe Nguyen, président du cabinet de conseil Empreinte Humaine, rappelle qu“être au sein d’un process sans le comprendre, se sentir “empêché” d’exercer le cœur de son métier, ce qu’on aime faire, développe une rupture avec les décideurs ou l’entreprise qui n’est pas satisfaisante”. Sur France Culture, dans l’émission LSD du 28 mars 2022, la sociologue Danièle Linhart souligne combien "ces logiques du bien-être, du bonheur en entreprise, [sont] aussi une façon pour les directions de rendre opaque la contradiction entre libérer le salarié d’un côté en lui montrant qu’il est merveilleux tout en lui demandant de l’autre de respecter les procédures".

Médecine du travail et prévention

Ce taux record d’accidents au travail s’explique en partie par la carence de moyens dévolus à la médecine du travail. Celle-ci souffre d’un manque cruel de praticiens, et le suivi médical des salariés français en pâtit. Le gouvernement tente, quant à lui, de responsabiliser les entreprises avec une campagne massive de prévention affichant pour slogan "Responsabilité de l’entreprise, vigilance de tous". La Confédération européenne des syndicats a quant à elle signé dès 2022 un manifeste pour fixer un objectif zéro mort au travail. Elle précise qu’une volonté politique visant à augmenter le nombre de formations, rendre systématiques les inspections des lieux de travail et durcir les sanctions en cas de manquements de la part des entreprises pourrait faire considérablement baisser le taux d’accidents mortels.

Les coûts de l’absentéisme sont estimés en France à 25 milliards d’euros

Back to basics

Quoi qu’il en soit, si le corps est le meilleur outil de travail des personnels ouvriers, soignants et artisans, ainsi que des employés de bureau, le soin apporté par l’employeur à la santé des équipes se cantonne souvent à un management capitalistique du corps, destiné à réduire les coûts de l’absentéisme – estimés en France à 25 milliards d’euros. Toutefois, des avancées significatives existent en matière de santé au travail. Citons par exemple le récent programme Working with Cancer de Publicis, mais aussi la généralisation des discussions autour du congé menstruel, qui consacrent une meilleure considération et prise en charge de la santé  par les employeurs. Quant au burn-out, il commence à être mieux reconnu en tant que maladie professionnelle, sous réserve de remplir certaines conditions. Pour rappel, la réforme du Duerp (document d’évaluation unique des risques) de 2021 souligne à quel point il est important de scruter certains indicateurs : respect du temps de repos, absentéisme, fréquence du turnover, mais aussi mise en place d’objectifs clairs et réalisables pour les salariés. 

De la parfaite maîtrise du geste d’un spécialiste à celui qui coûte la vie, en passant par les stigmates du stress – maux de dos, de ventre, eczéma –, le corps est partie prenante de la vie professionnelle. Il est bien souvent celui qui révèle la qualité des conditions de travail et mérite à ce titre un soin particulier. Plus qu’une simple obligation légale faisant de l’employeur le garant de la santé et de la sécurité de ses employés, cette nécessaire attention au corps devrait viser l’épanouissement des équipes sur le long terme.

Elsa Guérin

 

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