Nouveaux modes de collaboration : un talent management à réinventer
Avec la participation de : Nicolas Rolland, Head of Engie Transformation, Engie, Nathie Nakarat, directrice People Development, Animation and Learning RH France, L’Oréal, Françoise Raffin, ex-VP Human Ressources Healthcare, Air Liquide, François Bousquet, VP of Employee Experience, Quadient, France Gielen, DRH et communication groupe, Crédit Immobilier de France, Laurianne Le Chalony, Chief People Officer, Ecovadis, Claude Monnier,Chief People Officer, Sony Music et Frédéric Ledien, directeur associé, Grant Alexander - Executive Interim
Décideurs. La crise sanitaire a profondément impacté vos organisations. Quelle a été la réponse de la DRH ?
Nathie Nakarat. Chez L’ Oréal, nous revenons toujours aux fondamentaux. Et sur un sujet tel que celui-ci, il faut se rappeler que l’essence même de notre métier est de se consacrer au recrutement et de s’assurer que les personnes provenant de l’extérieur veulent venir chez nous. Par conséquent, nous travaillons avec chaque collaborateur sur la capacité à se sentir acteur de son parcours, de son développement et de sa transition professionnelle au sein de L’Oréal. Nous appelons ça la "transformation mindset". Pour mesurer cette transformation, nous utilisons le "Pulse", un baromètre annuel qui nous permet de mesurer spécifiquement comment les collaborateurs se sont sentis accompagnés et engagés durant la crise sanitaire, mais aussi de quelle manière ils souhaitent évoluer à l’avenir avec le télétravail.
Françoise Raffin. Chez Air Liquide, l’enjeu essentiel a été de redéfinir la façon de travailler. Avant la crise, nous avions engagé plusieurs transformations et de nouveaux projets que nous avons tout de même continué à mener malgré les circonstances. Ce qui a effectivement changé, c’est le nombre de démissions que nous avons reçues. Nous expliquons cela par le fait que la culture d’entreprise est un ciment qui retient nos collaborateurs. Étant donné qu’ils travaillaient chez eux, le lien s’est peu à peu distendu. De ce fait, nous misons énormément sur la reprise en présentiel car la reconsolidation de notre collectif reste notre principal enjeu.
"Chez L’Oréal, nous revenons toujours aux fondamentaux" Nathie Nakarat, L’Oréal
Laurianne Le Chalony. Chez Ecovadis, il faut savoir que nous avons surfé sur la crise car elle a su éveiller les consciences au niveau de l’impact environnemental. Nous avons donc connu une forte croissance qui, au fil de l’eau, a impacté nos recrutements et notre stratégie RH. Nous sommes une jeune entreprise, et depuis sa création, les deux fondateurs ont vécu dans des pays différents ; dès lors, ils sont habitués au changement et considèrent que tous les collaborateurs peuvent s’adapter. Chez nous, le télétravail existait déjà avant le confinement ; dès lors, il a été assez simple de gérer cette transition. Aujourd’hui, 80 % de nos collaborateurs préfèrent travailler principalement chez eux et revenir au bureau pour retrouver notre esprit festif. C’est une culture ouverte que nous voulons mettre en avant afin d’attirer de nouveaux talents. Quand je demande à mes collègues ce qu’ils aimaient chez Ecovadis avant la crise, la réponse est unanime : la fête et les happy hours ! Et cette réponse est cohérente car nous travaillons pour le sens et l’impact que nous voulons apporter. Inutile d’avoir une motivation supplémentaire. Même si de temps en temps ils trouvent leur travail ennuyeux, ils sont heureux de contribuer à une cause qui les anime. Notre difficulté actuelle serait plutôt de consolider les rapports sociaux au sein de notre entreprise. Zoom et Teams ne suffisent plus.
François Bousquet. Avant la crise, chez Quadient, nous souhaitions déjà modifier nos attitudes managériales, fédérer et créer de la cohésion d’équipe. Évidemment, la crise sanitaire n’a fait qu’accélérer ce processus. Une majorité de collaborateurs travaille maintenant à distance et le besoin d’insuffler de la légèreté et de retrouver du lien se fait sentir. Il faut que l’on se retrouve ! L’objectif va être de rendre nos bureaux plus conviviaux avec toujours cette flexibilité entre l’entreprise et la maison. Même si la crise n’avait pas eu lieu, nous aurions, quoi qu’il arrive, pris ce chemin.
Comment abordez-vous le challenge managérial actuel et quels sont les chantiers en cours ?
Frédéric Ledien. Tout d’abord, il me semble important de rappeler le contexte très particulier dans lequel nous nous trouvons. Aujourd’hui, toutes les prévisions de croissance sont fortes. Nos taux avoisinent les 4,8 %, sachant qu’au premier trimestre nous avions fait - 0,1 %, ce qui laisse présager des perspectives exceptionnelles. Pour autant, les entreprises ont toutes, ou presque, le sentiment, lorsque l’on interroge les RH, de n’avoir ni les bonnes compétences, ni les ressources suffisantes pour gérer cette période très particulière. On le voit bien : la question du talent management est centrale dans toutes les organisations !
"L’enjeu essentiel a été de redéfinir la façon de travailler" Françoise Raffin, Air Liquide
Nicolas Rolland. Chez Engie, nous abordons les enjeux de la période sous trois dimensions : une dimension managériale, une dimension individuelle pour chaque salarié, et une dernière centrée sur la question suivante : comment faire pour donner un sens collectif à des personnes censées être au même endroit ? C’est cette dernière dimension qui change la donne. Avant la crise, nous étions déjà à deux jours de télétravail par semaine. À la fin du premier confinement, nous avons eu de nombreuses demandes de télétravail qui allaient au-delà de ces deux jours. Nous sommes devenus alors un peu rigides. Lorsque l’on signe des contrats avec les nouvelles recrues, nous spécifions bien que leur lieu de travail est et restera dans les bureaux d’Engie à La Défense. Cela n’a pourtant pas empêché 15 % de nos collaborateurs de déménager… Tout cela pour expliquer l’importance de l’accompagnement de nos managers afin qu’ils aient tous les outils nécessaires pour gérer ce monde hybride. Par exemple, nous leur expliquons que lors de leur venue au bureau, cela n’a pas grand intérêt d’être derrière son ordinateur. Nous avons également beaucoup travaillé sur l’esprit collectif avec différentes formations qui soutiennent cette idée-là.
Claude Monnier. Chez Sony Music, nos talents sont représentatifs de plusieurs populations : les intermittents, les permanents et les artistes. Dans cette optique, je tente d’embarquer la fonction RH pour accompagner tous ces genres. Cette année, notre cœur de métier que sont les concerts a été sacrifié. Notre secteur s’est trouvé déstabilisé avec une question qui revenait souvent : "Pourquoi faisons-nous ce métier ?" à travers cette phrase, le métier de RH s’est altéré. Quand j’ai commencé ma fonction, je m’interrogeais sur le "qui" ; puis est venu le moment du "comment" ; pour finir aujourd’hui sur le "pourquoi". Et cela reste une question à laquelle je n’ai pas de réponse satisfaisante. Une recherche de sens, quasi philosophique, est apparue après cette crise sanitaire. Après ces dix-huit mois, je fais le constat que les bons managers sont devenus meilleurs et les mauvais sont encore pires. Par conséquent, avant même de gérer les talents, il faut s’occuper des mauvais managers.
Un deuxième aspect mérite qu’on s’y attarde : c’est la question du patriarcat. Il faut se pencher sur le rôle des femmes qui, dans le monde de la culture, est sous-estimé et sous-évalué. Pour ma part, la réponse qu’il faut apporter pour établir la meilleure transformation dans notre univers commence par-là : donner plus de responsabilités aux femmes. Si l’on résout ce problème, le reste en découlera.
France Gielen. Lorsque, au Crédit Immobilier de France, nous avons dû faire une synthèse de cette sortie de crise, nous l’avons tout simplement expliquée par le fait que c’était une continuité dans le changement. Avec le recul, nous pouvons dire que tout change tout le temps. Ainsi, dans une entreprise comme la nôtre qui change sans arrêt, nous avons mis en place des fondamentaux. Ce sont des sujets très simples comme la responsabilité, la cohésion, le langage ; ce sont des références communes qui sont stables et que nous nous efforçons de ne pas perdre de vue. Et dans le respect de ces principes communs, nous déployons notre programme de transformation profonde. Ces repères sont le point d’ancrage de toutes les entités de notre entreprise. Elles nous accompagnaient déjà avant et nous ont suivis pendant la crise sanitaire. Une nouvelle brique s’est ajoutée à notre programme de transformation : les salariés sont incités à entrer dans une culture de la prise d’initiative en proposant des solutions sur un plan d’action. Ils sont dorénavant porteurs de chantiers et pourront développer des compétences en gestion de projet.
"Le télétravail existait avant le confinement ; il a été assez simple de gérer cette transition" Laurianne Le Chalony, Ecovadis
Nathie Nakarat. En matière de transformation, en 2016, nous avions lancé "Simplicity" qui se concentre sur le rôle du manager. "Simplicity" a amené des adages très concrets sur notre manière de travailler ensemble et a généré des comportements nouveaux, notamment sur le fait de mener à bien une réunion, d’intégrer des feedbacks sur ces pratiques, ou encore de collaborer dans un cadre stratégique.
Comment voyez-vous l’organisation de demain ? Se dirige-t-on vers une personnalisation du travail ou vers un travail collaboratif ?
Nicolas Rolland. Là où précédemment nous voulions entraîner tout le monde dans la même dimension, la tendance serait aujourd’hui plus orientée vers un mode où chaque personne s’approprie, à son niveau, les référentiels partagés. Nous entrons alors dans une logique de personnalisation du travail. Et il ne s’agit pas uniquement des salariés, mais également des partenaires avec qui nous travaillons régulièrement.
Frédéric Ledien. L’organisation du travail se transforme et va devenir de plus en plus protéiforme : diversité de lieux, de modes de collaboration, etc. L’entreprise sera demain un écosystème dans lequel les talents internes et externes, quel que soit leur statut ou le véhicule juridique privilégié, graviteront et travailleront en mode projet. Une organisation qu’ils auront choisie pour sa capacité à donner du sens à ce qu’elle fait et leur offre toutes les conditions de leur épanouissement, qui reste la meilleure source de performance et d’engagement. La fonction RH, dont les missions étaient jusqu’alors circonscrites au périmètre de l’entreprise, doit prendre en compte ce nouveau paradigme. Elle va devoir réfléchir hors les murs !
Laurianne Le Chalony. Chez EcoVadis nous ne croyons pas tant que cela au salariat. Si vous intégrez l’entreprise, quel que soit le contrat, vous aurez le même titre que les autres. Et lorsque nous recrutons une personne, nous lui laissons le choix de signer un CDI, un CDD ou même en freelance. Et pour tout vous dire, en interne nous ne savons même plus qui fait quoi ! C’est le sens commun qu’il faut cultiver. Il faut tous aller dans la même direction, le reste n’est pas aussi important.