Dans son précis de décomposition amoureuse, "Désaimer", Fabienne Brugère aborde à travers la philosophie, la littérature et le cinéma les étapes traversées lors de la fin d’une histoire. Pour la professeure à l'université Paris VIII, le désamour peut mener à aimer mieux et autrement.
Fabienne Brugère (philosophe) : "Désaimer peut permettre d’aimer de manière moins stéréotypée"
Décideurs. On parle tout le temps de l’amour et rarement du désamour. Pourquoi ?
Fabienne Brugère. Plusieurs choses expliquent cela. L’amour est l’un des grands désirs d’accomplissement de l’humanité. Il existe l’idée, voire l’injonction sociale, que l’on doit rencontrer la personne élue, vivre en couple, rester amoureux et que cela permet d’atteindre le bonheur. On doit être reconnu par quelqu’un. Cette vision est également alimentée par de grands classiques littéraires comme Roméo et Juliette ou Tristan et Yseult. L’art, la philosophie et la science s’intéressent à l’amour mais plus rarement à la question de la fin de l’amour. C’est un sujet dont on aime peu parler car cela se passe souvent mal et qu’il y a rarement une équivalence entre les deux parties.
Vous écrivez que pratiquer l’art de désaimer est aussi essentiel que de pratiquer l’art d’aimer. Comment procéder ?
Au moment de la séparation, il y a souvent une étape compliquée à passer pour celui ou celle qui la subit. Ce que je montre dans mon livre, c’est que l’on traverse différentes phases qui peuvent mener à une reconstruction de soi. Cet ouvrage est un peu un précis de décomposition amoureuse. Après le poids des disputes, de l’ennui, du silence, se joue la question de la déception, de la distanciation et du détachement. Les personnes peuvent également éprouver les passions du désamour : la solitude, la culpabilité mais aussi la colère, la haine ou la violence. On est en quelque sorte dépossédé de soi par l’événement, on se décentre mais cela mène à un réordonnancement personnel dans le chaos, à se retrouver ailleurs. C’est un processus, un chemin, voire une œuvre qui offre la possibilité de se soucier à nouveau de soi.
"Désaimer est un processus, un chemin, voire une œuvre qui offre la possibilité de se soucier à nouveau de soi"
Vous évoquez le stoïcisme, qui nous enseigne la mesure, pour arriver à suivre ce chemin…
Oui, en particulier le Manuel d’Épictète qui nous dit que certaines choses dépendent de nous et d’autres non. Une fois que l’on a distingué les deux, on va pouvoir inaugurer ce qu’il nomme le désir réfléchi sur sa propre vie. Lorsque l’on construit cette réflexibilité, on va commencer à développer ce que j’appelle un héritage de vie. On n’aimera plus de la même manière. Cet héritage permet de changer d’amour et peut-être d’aimer de manière moins stéréotypée, plus authentique.
Certains reproduisent des schémas amoureux toxiques quand, à l’inverse, d’autres deviennent très méfiants après de mauvaises expériences. Est-ce des héritages mal maitrisés ?
Évoquons pour le premier cas, quelqu’un qui a refait sa vie avec une personne assez similaire à la précédente et dont l’histoire semble se répéter. Dans cette configuration, elle n’a pas fait le chemin du désamour. Cela peut donner en tout cas cette perception de l’extérieur mais il est possible qu’en réalité il y ait des variations dans sa façon de gérer sa nouvelle relation. Dans le second cas, prenons l’exemple d’une personne qui a fait l’expérience d’une rupture traumatisante car l’autre est parti du jour au lendemain sans signe avant-coureur. Cela peut créer de la méfiance dans les rapports mais cela permet aussi de démystifier l’amour et d’avoir un rapport aux autres plus réaliste et attentif.
Quelle est l’étape clé pour désaimer ?
Freud a écrit un texte fabuleux sur le deuil et la mélancolie. Il analyse les situations de deuil au sens strict et nous dit comment procéder pour y faire face. Il explique que cela peut valoir pour les séparations subies. Non pas que les deux situations soient similaires mais, dans les deux cas, il y a un travail à mener. On doit désinvestir l’autre, se séparer de toute libido à son égard, c’est-à-dire de tout désir et de toute attente amoureuse. J’ai aussi beaucoup travaillé sur la question du care (prendre soin des autres et de soi). Les personnes en situation de vulnérabilité doivent être soutenues socialement parlant ; c’est particulièrement vrai pour cette fragilisation qu’est la fin de l’amour. Il faut quelque chose comme des chaînes de soins, de soutiens. Si celles-ci sont informelles, elles s’avèrent fondamentales.
Partir, quitter une relation amoureuse, conjugale ou familiale, est-ce nécessairement abandonner ?
Dans mon livre, j’ai beaucoup réfléchi à partir d’exemples littéraires. Je suis philosophe de formation mais la philosophie a peu parlé du désamour. D’ailleurs, philosophia veut dire amour de sa sagesse. Il n’est pas question de désamour en philosophie. Par rapport à l’abandon, deux exemples me viennent. Dans Les jours de mon abandon, l’écrivaine Elena Ferrante décrit une famille qui habite avec deux enfants à Turin et dont les parents sont mariés depuis 15 ans. Le mari part vivre du jour au lendemain avec une autre femme. La première femme se retrouve seule dans un appartement avec ses enfants et le chien. L’auteure raconte précisément comme elle appréhende les jours de son abandon, une forme d’humiliation, de honte face à une histoire conjugale qui vole brusquement en éclat comme du cristal qui se brise. Dans un autre livre, Le Coût de la vie, Deborah Levy raconte comment elle a divorcé à 50 ans de son mari et quitté sa jolie maison pour se retrouver dans un petit appartement londonien avec deux filles et comment la vie matérielle est devenue beaucoup plus difficile. Malgré ce contexte, elle évoque son émancipation par l’écriture, la volonté certes d’abandonner la quête du foyer parfait mais de se reconstruire un nouveau rapport à elle-même. Mettre fin à une relation qui manque de profondeur ou changer de vie c’est alors abandonner un mode de vie pour vivre plus près de soi.
Vous écrivez que les femmes donnent souvent plus d’amour que les hommes et donc que l’expérience du désamour (qui concerne les hommes comme les femmes) peut aider à favoriser un équilibre entre les sexes. Pouvez-vous nous expliquer ?
Je tire cela d’un livre de la féministe américaine bell hooks. Elle explique quelque chose d’assez juste : en général l’éducation pousse les femmes à aimer les autres et à être dans la relation alors que les hommes sont élevés dans la distanciation, la réussite individuelle et l’amour d’eux-mêmes. À ce titre, les femmes font davantage l’expérience d’un manque d’amour. On fait moins attention à elles. Il faut que les femmes apprennent à s’aimer elles-mêmes pour conjurer un manque qui fait sentir plus fortement la perte quand l’amour se termine.
Le désamour ouvre d’autres possibles du moi et peut amener à réfléchir les positions de genre, dites-vous. Pourquoi ?
Les séparations peuvent nous permettre de questionner les stéréotypes et notamment les stéréotypes de genre. Il y en a plusieurs sur les relations amoureuses hétérosexuelles. Les jeunes sont beaucoup plus dans cette idée du chemin pour désaimer car ils ont conscience que les relations se font, se défont, se refont et qu’il faut réfléchir à la fin d’une histoire amoureuse pour en inaugurer une autre. Par rapport aux baby-boomers, ils sont davantage dans la fluidité du genre et dans l’idée que l’on peut changer de sexualité. C’est une grande évolution générationnelle. D’ailleurs, qui peut croire aujourd’hui que l’amour ou la famille sont éternels ? Les réseaux sociaux permettent de rencontrer l’amour facilement mais rendent plus concevables aussi, dès lors, les ruptures. Le marché numérique de l’amour implique la recherche d’affinités qui mettent en jeu des algorithmes : on rentre des critères et la technologie fabrique des correspondances. On n’est plus dans cette idée du grand événement inexplicable lors d’une rencontre entre deux personnes. L’amour lui-même devient jeu, travail, suppose de l’application, des datings qui le professionnalisent.
Propos recueillis par Olivia Vignaud
Crédit photo : Franck Ferville / Flammarion