L’avalanche de règles qui s’est abattue sur les banques depuis la crise de 2008 avait pour but de sécuriser les échanges financiers et de protéger les investisseurs. Depuis l’apparition d’acteurs d’un nouveau genre rassemblés sous la dénomination de fintech, l’objectif des régulateurs reste inchangé. Pas la méthode.

Fin septembre, un nouveau cas de vol sur une plateforme d’échanges de crypto-monnaies faisait les gros titres de la presse financière. Des hackers ont dérobé la jolie somme de 60 millions de dollars détenue par le Japonais Zaif sous forme de bitcoins et autres monnaies virtuelles, en forçant durant deux petites heures l’accès au système informatique de la société Tech Bureau Corp basée à Osaka. L’événement est malheureusement à classer dans la rubrique des faits divers, le piratage sur Internet constituant encore un danger. « Est-il possible de citer un seul gérant d’actifs capable de maîtriser tous les risques ? », questionne le professeur Gérard Hertig, qui enseigne à l’ETH de Zurich. La montagne de règles qui encadrent les banques est encore loin de sécuriser les échanges et de protéger les investisseurs, qu’ils soient institutionnels ou de simples particuliers. Un constat inquiétant qui rappelle à quel point les régulateurs ont eu du mal à appréhender le secteur des fintech.

Là où le bât blesse 

L’apparition de ce type de sociétés a changé la donne. Visant à optimiser des services et des produits financiers, elles rapprochent la finance et la technologie. Deux segments qui font déjà peur pris séparément. Réunis, ils avaient toutes les chances de créer une levée de boucliers. Les plateformes de financement (le segment sur lequel se sont positionnées les premières ­fintech) n’ont pourtant pas remplacé les outils traditionnels de capital-investissement. Elles sont arrivées sur un marché qui ne croyait pas en elles, au point qu’on leur a refusé l’ouverture de comptes en banque. Une anecdote qu’aime raconter Romain Payet, le directeur financier de KissKissBankBank, le leader du crowdfunding : « Avant 2009, le financement participatif était inconnu en France. Lorsque nous avons importé le métier des États-Unis, on s’est confrontés à de nombreux obstacles, on nous a même dit que ce que nous faisions était illégal ! » Lui et ses paires font notamment face au monopole bancaire. Sans être constitué en établissement de crédit ou en société de financement, il ne leur est pas possible d’octroyer des prêts à titre habituel sans tomber sous le coup de la loi pénale. Une barrière qu’il faut faire tomber rapidement.

Nous sommes fiers que la France soit en première ligne en matière de réglementation des ICO 

Une première brèche dans le trust des banques est creusée en 2014 avec une loi relative au financement participatif élaborée par la ministre de l’Économie numérique Fleur Pellerin. Son décret d’application crée un statut adapté au crowdfunding. Sauf qu’entre 2009, date de l’arrivée sur le marché de la première de ces fintech, et la publication des textes les régulant, il a fallu faire sans. Autrement dit, tout un pan du financement de l’économie n’était pas réglementé, voire contrevenait à la réglementation. C’est là que le bât blesse.

Début d’autorégulation

« Nous avons raté le virage de l’Internet, réagit la directrice des affaires juridiques de l’Autorité des marchés financiers (AMF) Anne Maréchal, interrogée sur les erreurs du passé et les travaux en cours. Nous sommes fiers que la France soit en première ligne en matière de réglementation des ICO » Son ambition ? Fournir aux plateformes proposant la réalisation d’Initial Coin Offering (ICO) un encadrement juridique en créant des règles qui permettent à la fois d’assurer leur développement tout en protégeant l’investisseur et en luttant contre la fraude. Autrement dit, alors que le financement participatif n’a été réglementé qu’au bout de cinq années, les levées de fonds via l’émission d’actifs numériques, elles, seront rapidement encadrées.

C’est même chose faite : un article de la loi Pacte (pour « Plan d’action pour la croissance et la transformation des entreprises ») de Bruno Le Maire offre un statut juridique aux ICO (avec la possibilité d’obtenir un visa délivré par l’AMF). « Le projet de texte découle des travaux de l’AMF à l’été 2017 », révèle Anne Maréchal. Les régulateurs, en effet, soucieux de remplir leurs objectifs de stabilité financière et de soutien au développement des fintech ont collaboré avec les « porteurs de projet » – comme on les appelle dans les couloirs de l’AMF – réunis en un collectif particulièrement actif. Son nom : Financement participatif France (FPF), qui « ressemble à n’importe quelle association sauf qu’elle est bien plus efficace que la plupart d’entre elles, assure Héloïse Berkowitz, une chercheuse au CNRS qui observe cette nouvelle forme de lobbying. Organisée en deux collèges, l’un réunissant l’ensemble des plateformes de crowdfunding et l’autre des profils variés de leur écosystème (économistes, avocats, universitaires, etc.), elle se positionne en intermédiaire de la régulation et participe à la rédaction des textes. » La spécialiste de la stratégie de développement ajoute que FPF joue également le rôle d’un régulateur, ses membres s’accordant sur les bonnes pratiques à suivre dans le secteur. S’érige donc un début d’autorégulation. Par la création d’un droit souple, ou soft law, les porteurs de projets se contrôlent mutuellement. Un mouvement similaire est en train de naître en matière d’ICO avec l’association française pour la gestion des cybermonnaies (AFGC).

Par la création d’un droit souple, ou soft law, les porteurs de projets se contrôlent mutuellement.

Un système optionnel inédit

Pourquoi un tel besoin de régulation ? Pour Romain Payet, les avantages sont nombreux. « Tout d’abord, un cadre réglementaire permet de nous développer, explique le jeune homme qui parle pour KissKissBankBank mais aussi pour toute la profession en tant que vice-président de FPF. En effet, un statut ou un agrément rassure les investisseurs et nous offre plus de crédibilité. » Il impose des barrières à l’entrée et concourt à la croissance du secteur tout entier. Les fraudeurs ou simplement les porteurs de projets peu fiables ou obscurs n’obtenant pas le précieux agrément pour exercer. L’innovation a besoin de transparence.

Toutefois, ce visa n’est pas obligatoire pour les ICO en France. L’Hexagone, lui, a fait le choix avec la loi Pacte d’un système optionnel « inédit », précise Anne Maréchal. Le visa ne sera pas obligatoire pour réaliser une ICO en France. « Néanmoins des garanties importantes seront demandées par l’AMF pour octroyer son visa et, en particulier, nous vérifierons que des diligences ont été réalisées par les émetteurs de jetons pour connaître l’origine des fonds investis afin de lutter contre le blanchiment », précise Anne Maréchal. Autrement dit, ceux qui agiront sans visa et qui contreviendront aux textes répressifs pourront être poursuivis. « Si la France était le seul pays dans lequel un visa était obligatoire, le pays serait tout simplement contourné par les porteurs de projets qui agissent dans un monde sans frontière et nous ne pourrions pas attirer les projets sérieux. Imposer un visa obligatoire serait contraire à l’objectif du gouvernement de faciliter le développement de la finance digitale et de l’innovation », insiste la directrice juridique.  

Visa optionnel, autorégulation, réglementation réactive dès l’arrivée sur le marché de l’innovation : en plus de révolutionner le monde de la finance, les fintech bousculent, à elles seules, les principes fondamentaux de la régulation du secteur bancaire traditionnel, régulé lentement avant que tout ne s’accélère avec la crise de 2008. À l’époque, le premier réflexe des décideurs politiques a été de chercher à empêcher qu’un phénomène de cette ampleur ne se reproduise grâce à la régulation. En tentant d’annihiler tout risque financier, l’enchaînement réglementaire (notamment la directive MIF de 2007, les accords de Bâle III de 2010, la directive OPCVM IV de 2011 puis de 2014, les règlements Emir et MIF de 2012, la directive AIFM de 2013, Solvency 2 en 2016 ou encore Mifid 2début 2018) a exclu toute éventualité de faillite.

Construire un système financier plus stable

Certains régulateurs nouveaux ont été créés, d’autres déjà existants ont vu leurs pouvoirs augmenter et leur autonomie s’approfondir. Objectif : mettre sous contrôle l’ensemble du système financier.

Dix ans se sont écoulés et cette régulation fait face à un nouveau défi : peut-on utiliser l’émergence de business models innovants pour construire un système financier plus stable ? En proposant en mars dernier un plan de recherches sur la régulation des plateformes de financement participatif, la Commission européenne donne des pistes sur la manière dont elle entend protéger les investissements réalisés par crowdfunding. Elle impose trois éléments : l’interdiction pour la plateforme d’investir sur ses fonds propres, de constituer un marché secondaire et la fixation d’un seuil d’investissement à un million d’euros, là où la France est en passe d’élever le plafond à 8 millions d’euros. Une direction qui semble tenir la route dans la mesure où les plateformes, bien que digitales, créent des liens étroits avec les investisseurs. Les porteurs de projets les connaissent, chacun sait à qui il a affaire. C’est comme si un climat de confiance participait à la bonne santé financière de la structure. « Il est tout de même étrange que la Commission européenne ait interdit aux plateformes d’investir sur leurs fonds propres. Cela renforcerait encore la transparence dans les projets », commente Olena Havrylchyk, enseignante à l’université Paris 1, sans perdre de vue l’objectif de lutte contre les conflits d’intérêts poursuivi par l’Europe, qui justifie certainement sa position.

Un cran de retard

Ce qui se passe du côté de la réglementation, qu’elle soit européenne et nationale, reste parfois encore relativement opaque. Si les fintech applaudissent unanimement l’accueil que leur ont réservé Bercy, l’AMF ou encore la Banque de France à travers l’ACPR, elles réclament toujours plus de réglementation. Lorsqu’il s’agit de nouveaux marchés ou du développement d’innovations, les régulateurs ont toujours un cran de retard. « Nous n’avons pas le temps d’attendre », confirme Romain Payet, en listant les différents projets que KissKissBankBank garde encore pour le moment confidentiel. Le directeur financier illustre tout de même son propos : « Par exemple, qui peut nous dire dans quel cadre nous pouvons accepter des projets de financement de collectivités territoriales ? » Une telle activité est encore plongée dans un vide juridique et l’AMF ne souhaite pas préciser de quelle manière elle va le combler. Il y a pourtant un réel besoin. Les communes, départements et établissements publics gagneraient à entrer dans la danse du crowdfunding, et à le faire de façon encadrée, même s’il est peu probable qu’un texte soit adopté dans l’immédiat.

« Lorsque j’entends que la réglementation est toujours en retard sur les innovations, je suis furieuse, commente Anne Maréchal, telle une porte-parole du régulateur des marchés financiers. Nous avons fait preuve d’une très grande réactivité en matière d’ICO, nous sommes même les premiers au monde à avoir adopté cette posture, à la fois accueillante et protectrice des investisseurs. Nous l’avons fait en interrogeant tous les acteurs, aucun régulateur n’en a consulté autant. » Une réaction amère directement liée aux contraintes du calendrier législatif qu’il faut garder à l’esprit. Comment parvenir à favoriser une industrie dynamique créatrice d’emplois et permettre l’émergence de géants nationaux ? Les regards se tournent du côté de la construction d’une autorégulation guidée par une gouvernance collective et responsable.

Pascale D'Amore

Lire l'interview de Robert Ophèle

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