Kader Abderrahim : « La seule place que la France peut occuper est celle du ministère du verbe »
Kader Abderrahim est maître de conférences à Sciences-Po, Chercheur à l’Institut de relations internationales et stratégiques (Iris), Membre du Global Finder Experts des Nations unies.
Décideurs. L’ONU reconnaît elle-même son échec et son impuissance. Comment l’expliquez-vous ?
Kader Abderrahim. Il faut d’abord comprendre que les Russes et les Chinois nous font payer le non-respect de notre engagement au sujet de la Lybie en 2011. S’ils n’ont pas opposé leur véto lorsque les Français et les Britanniques ont proposé de venir en aide aux populations de Benghazi, c’est parce qu’on leur a promis de ne pas ne pas toucher au régime de Kadhafi. Avec sa chute, les Russes, qui avaient des intérêts militaires en Lybie, ont dû renoncer à une facture de neuf milliards. Aujourd’hui, ils utilisent la population locale pour régler leurs comptes avec les Occidentaux.
C’est donc une démonstration de force de la part des Russes…
Oui, c’est une manière pour eux de revenir en force en Méditerranée. Les Russes passent aujourd’hui pour les mauvais garçons, mais ils se comportent avec le même cynisme que les Occidentaux il y a quelques années. Ils défendent leurs intérêts en Syrie, comme nous avons pu le faire en Lybie.
Faut-il, comme certains le proposent, interdire le veto au Conseil de sécurité en cas de crimes de masse ?
De toute façon, nous n’acceptons aucune réforme de l’ONU, car cela voudrait dire donner de la place à d’autres pays au sein du Conseil de sécurité…
« Les Russes se comportent avec le même cynisme que les Occidentaux il y a quelques années. »
L’ONU sert-elle encore à quelque chose ?
Dans les grands conflits internationaux où les rivalités sont exacerbées, l’ONU a peu de moyens pour agir. Si l’on regarde bien, elle n’a pu stopper aucun des crimes de masse qui ont eu lieu depuis un demi-siècle au Rwanda, au Burundi, en Lybie, en Palestine... C’est un échec terrible pour l’organisation, mais aussi pour les démocraties occidentales qui ne parviennent pas à réguler les relations internationales lorsque d’autres puissances interviennent, comme la Chine, l’Iran ou la Russie.
La France a demandé le déploiement d’observateurs de l’ONU à Alep-Est, est-ce tout ce qu’on peut faire ?
Nous sommes aujourd’hui totalement hors-jeu au Moyen-Orient. La seule place que la France peut occuper est celle du ministère du verbe. Nous pouvons être présents et faire valoir des idées, des valeurs universalistes. Mais cet échec est aussi celui de son incapacité à résoudre des situations. Nous n’avons plus aucun poids.
Quelles sont les issues pour apaiser les relations internationales ?
J’espère qu’on pourra tirer des enseignements de cette tragédie, notamment sur le plan du droit international. C’est une bataille qui mérite d’être menée, car à la notion de puissance, on ne peut opposer que celle du droit.
Et pour la Syrie, une fois qu’Alep sera entièrement « libérée » ?
Rien n’est réglé. Si sur le plan militaire, la défaite de Daech ne fait aucun doute, sur le plan politique, son programme est toujours en place. Face à cela, que proposeront les régimes irakiens ou syriens à des populations déchirées par la guerre pour imaginer vivre ensemble à nouveau ? Il n’y a pour l’heure aucune vision sur la manière de recomposer ces sociétés.
Propos recueillis par Capucine Coquand