Numérique et travail : le rapport d’une nouvelle ère
Quel rôle bénéfique peut jouer le numérique au sein du monde du travail ? La réflexion se poursuit avec la publication le 6 janvier dernier par le Conseil national du numérique (CNNum) d’un rapport intitulé « Travail, emploi, numérique : les nouvelles trajectoires ». Commandé il y a un an par le ministère de l’Emploi, ce rapport formule vingt recommandations, fruit de l’audition de cinquante sociologues, syndicats, économistes, entreprises et collectivités. « Nous ne pouvons pas ignorer les tensions sociales actuelles liées à la révolution numérique. Les événements récents autour de la société Uber n’en révèlent qu’une partie. Ils sont la face émergée de bouleversements qui vont porter bien au-delà du secteur des taxis ou de l’hôtellerie, et au-delà de la première vague numérique de la ?plateformisation? de l’économie », rappelait mercredi dernier dans son discours de présentation Benoît Thieulin, président du CNNum. Dans la ligne de mire de cette instance consultative : la volonté de présenter des pistes pour nourrir la réforme du droit du travail portée par la ministre de l’Emploi, Myriam El Khomri et le projet de loi sur « les nouvelles opportunités économiques » (NOE) emmené par Emmanuel Macron, ministre de l’Économie. « Il faut redéfinir ce que doit être le travail et ce que peut être l’emploi dans cette nouvelle ère », lâche M. Thieulin, qui propose dans son rapport des actions à court terme et des chantiers prospectifs pour faire face aux bouleversements induits par les technologies digitales. Et ils sont nombreux. À commencer par le salariat sérieusement mis à mal par les modèles économiques numériques.
Protéger les travailleurs indépendants
En septembre dernier, le rapport Mettling révélait que seuls 10 % des auto-entrepreneurs dégagent un salaire supérieur au Smic en trois ans. Le CNNum pose la question des moyens pour protéger ces travailleurs indépendants mais économiquement dépendants, à l’instar de la petite armée de chauffeurs de l’entreprise Uber soumis à un double diktat : celui de la plate-forme qui fixe sa rémunération et celui du client qui établit sa réputation, gage de pérennité de son emploi. C’est ce que le Conseil national qualifie dans son rapport de « situations de sur-subordination ». Pour garantir une protection aux travailleurs indépendants, trois pistes sont évoquées : l’extension du salariat, la constitution d’un droit de l’actif applicable à tous les travailleurs et la création d’un statut de travailleur indépendant économiquement subordonné.
Qu’en est-il des travailleurs des plates-formes d’intermédiation de l’économie collaborative ? Le CNNum appelle à leur responsabilisation en recommandant l’application « des obligations de loyauté ». Un encadrement déjà prévu dans le projet de loi numérique porté par Axelle Lemaire, secrétaire d’État au Numérique. Les recommandations du CNNum incitent à plus de transparence envers les travailleurs sur « les modes de rémunération, les tarifications et plus globalement le modèle économique » des plates-formes tenues de diffuser une information claire et précise. Pour s’assurer du respect de ces obligations, le Conseil national suggère la création d’une agence de notation de la loyauté des plates-formes.
Pluriactivité, temps partagé et « droit à la contribution »
Le rapport invite également à valoriser la pluriactivité et le travail en temps partagé, avec la possibilité de pouvoir cumuler plusieurs activités sous le régime d’un seul contrat. Selon l’Insee, 2,5 millions de personnes seraient aujourd’hui pluriactives en France. Le CNNum recommande « une amélioration des statuts et dispositifs permettant la pluriactivité », par exemple en favorisant l’intrapreneuriat-salarié (entrepreneuriat à l’intérieur de l’entreprise) ou en consacrant le statut d’entrepreneur-enseignant. De quoi renforcer « les interactions entre le monde universitaire et entrepreneurial de la start-up au grand groupe ».
Créer toujours plus de passerelles, c’est bien la ligne directrice de ce rapport qui innove considérablement en proposant un « droit individuel à la contribution ». Objectif : autoriser dans le cadre de leur formation les salariés du public comme du privé à participer à des projets en dehors de leur activité principale (création d’entreprise, associations…).
Taxer les nouvelles formes de revenus
Après avoir sonné le rappel dans son rapport « Ambition numérique » remis en juin dernier au Premier ministre, le CNNum soulève une nouvelle fois la question de la taxation des nouvelles formes de revenus générés par les technologies digitales. Le Conseil national fait de la lutte contre l’optimisation fiscale une priorité et appelle la France à jouer un rôle de leader dans la reconstruction des mécanismes fiscaux au niveau européen. Dans le viseur, les Google, Facebook et consorts accusés de pratiquer « l’optimisation fiscale avec une dextérité inégalée en créant parfois en parallèle des fondations privées à des projets "d’intérêt général" avec les fonds ainsi récupérés ». Pour lutter contre les distorsions fiscales qui impactent l’efficience des modèles de solidarité, le Conseil national répertorie plusieurs réponses allant de la réforme fiscale au revenu de base dont la vocation serait d’assurer « un revenu minimal à chaque individu quelle que soit sa situation personnelle et sans condition ».
Autres acteurs mis à l’amende dans le rapport, ceux de l’économie collaborative qui permet aux particuliers d’échanger des biens et des services via des plates-formes comme Blablacar, Airbnb ou Drivy. Ces dernières échappent à un certain nombre de règles, notamment fiscales. La commission des finances du Sénat ainsi que le Conseil national du numérique se sont déjà prononcés en faveur d’une taxation des revenus à partir d’un certain seuil. À horizon 2015, le marché de l’économie du partage pourrait, en effet, représenter 335 milliards de dollars.
Revenu universel
C’est la recommandation qui a cristallisé les débats. Le revenu de base, autrement appelé « revenu universel », « impôt négatif », ou « revenu de citoyenneté », soulève des levées de boucliers autant qu’il fédère dans certains pays comme la Hollande où la ville d’Utrecht a instauré en 2015 ce fameux revenu minimal . En France, le principe de la mise en place d’une allocation – assortie de conditions comme le bénévolat ou la réalisation d’un travail d’intérêt général – en remplacement du RSA a déjà été évoqué lors des discussions parlementaires du projet de loi de finances pour 2016. Si l'amendement a finalement été rejeté, le CNNum appuie néanmoins l’idée de conduire une expérimentation de ce dispositif. En France, la mission parlementaire confiée à Christophe Sirugue sur la réforme du RSA pourrait prochainement examiner cette proposition.
Émilie Vidaud