Par Anne-Laure Goëtzinger, avocat associé. Fidal
L’Europe confrontée au casse-tête des prix de transfert appliqués aux données numériques
Le rapport Collin & Colin sur la fiscalité de l’économie numérique pointe le caractère déterminant des actifs incorporels et de la collecte des données dans le processus de création de valeur des multinationales du secteur. Mais, faute de cadre juridique et fiscal adapté, il constate que les États européens, dont la France, peinent à appréhender les bénéfices générés par ce nouvel «?or noir?».
La révolution numérique est en marche. À terme, elle n’épargnera aucun pan de l’économie. La place des États, notamment européens, sur l’échiquier mondial dépend donc étroitement de leur capacité à anticiper et maîtriser les conséquences d’une telle mutation. Parmi eux, la France a clairement pris conscience des enjeux financiers et de l’urgence à mettre en place de nouveaux mécanismes qui lui permettent de remédier à l’érosion de ses bases d’imposition. Certes, il ne s’agit pas là d’une préoccupation totalement nouvelle. En effet, l’administration fiscale française est confrontée depuis de nombreuses années à la mondialisation de l’économie et aux restructurations d’entreprises multinationales qui en découlent. En tête de liste, les transformations d’activité, les transferts de risques et d’actifs, en particulier d’incorporels, qui se traduisent généralement par une diminution des bases taxables sur le territoire national. Les problématiques afférentes à la fragmentation de la chaîne de création de valeur et à l’érosion de l’impôt sur les bénéfices en résultant ne lui sont donc pas étrangères.
Les actifs incorporels, sources d’optimisation fiscale
Mais, force est de constater que l’économie numérique contribue à l’accélération et à la démultiplication des glissements de bases taxables déjà observés. À cela, plusieurs raisons et, en premier lieu, le poids prépondérant des actifs incorporels dans la valeur des entreprises, par nature, volatils. Plus difficiles à appréhender, valoriser et contrôler, ils induisent intrinsèquement des risques plus élevés, sur un plan fiscal, pour les États. Or, l’économie numérique se nourrit de l’immatériel et, en particulier, de l’innovation technologique qui constitue son principal carburant. Les possibilités qui lui sont offertes de déplacer et relocaliser des actifs au gré des opportunités fiscales sont donc supérieures à celles dont bénéficient les entreprises opérant dans des secteurs traditionnels.
Ce n’est donc pas le fruit du hasard si les GAFA (Google, Apple, Facebook, Amazon) ont été mis au pilori pour l’agressivité de leurs pratiques fiscales. En outre, de création récente, ces géants du numérique ont tiré profit de l’expérience de leurs aînés et ont intégré, dès l’origine, l’optimisation fiscale dans leur business model. La structure même de leurs activités, fondée sur un modèle d’affaires à plusieurs faces, susceptibles d’être localisées dans des pays différents, a grandement facilité les possibilités d’évasion fiscale. Autre facteur d’amplification, les situations de monopole ou duopole dont bénéficient ces géants devenus, en quelques années, des acteurs incontournables du numérique.
Au regard des considérations précédentes, les perspectives de rééquilibrage des bases taxables au profit de l’Europe semblent minces. Car, dans ce domaine, un pays domine le jeu, les États-Unis. Les risques d’appauvrissement progressif du Vieux Continent au profit du Nouveau Monde sont donc réels. Alors, face à ce constat implacable, existe-il une planche de salut ? À cette question, le rapport Collin & Colin répond par l’affirmative même s’il peine à formuler des propositions à hauteur des enjeux.
La gratuité de l’apport des utilisateurs est à l’origine de surprofits
Car si l’économie numérique évolue au rythme de l’innovation technologique, elle ne peut prospérer sans l’exploitation de données, notamment personnelles. Ces Big Data constituent une ressource essentielle à son développement et à l’amélioration de ses services. Or, la collecte de données relève d’une contribution gratuite des utilisateurs d’application. Ces derniers, par leur activité quotidienne, deviennent de véritables auxiliaires de production qui participent activement à la chaîne de création de valeur des multinationales. Les économies de charges et gains de productivité qui en résultent sont l’une des principales sources de profits des multinationales du secteur numérique. Ainsi, de fait, les utilisateurs situés sur le territoire national, et plus largement européen, contribuent à la formation de bénéfices qui échappent aujourd’hui à leurs États d’appartenance. Ces derniers sont donc confrontés à des défis de taille. Tout d’abord, mettre en place, ou plus précisément, imaginer le nouveau cadre fiscal international qui permettra une imposition d’une partie des bénéfices sus-évoqués sur leur territoire. Les réflexions sur l’adaptation du concept d’établissement stable s’inscrivent dans cette perspective. Préciser ensuite les éventuels droits de propriété attachés aux données. Et enfin, définir une règle de répartition des bénéfices entre les États. Compte tenu des masses financières colossales en jeu, ce dernier point est crucial.
La valeur des données au cœur des problématiques de prix de transfert
De la capacité des États à valoriser les données collectées et à appréhender les surprofits générés par la contribution gratuite des utilisateurs résidents dépendra une large part de leurs futures recettes fiscales. Notons que la seule capitalisation boursière cumulée des quatre sociétés Google, Apple, Facebook, Amazon s’élève à près de 900?milliards de dollars (1). Outre la trésorerie positive, l’essentiel de la valorisation se rapporte à la valeur implicite attribuée par les marchés aux actifs incorporels ou goodwill. Mais si la contribution active des utilisateurs et la collecte de données présente une valeur certaine et significative sur un plan économique et financier, son appréciation se heurte à la rareté des travaux d’experts et à l’absence de termes de comparaison auxquels il serait possible de se référer. Dès lors, sur quelle base peut-on appréhender la rémunération qui serait attachée à ce nouvel actif aux fins d’aménager les politiques de prix de transfert et mettre un terme aux transferts de bénéfices en résultant ? A ce stade, la formulation de grands principes ou de modalités de calcul apparaît prématurée tant le terrain d’études est encore vierge. C’est sans doute la raison pour laquelle les propositions, que l’on peut qualifier d’attente, émises par le rapport, telles que la taxe à la bande passante et la taxe sur la publicité, ne semblent pas à la hauteur des enjeux. C’est donc avec impatience que les États européens se tournent vers l’OCDE, espérant trouver dans ses travaux sur les incorporels et son plan d’action suite au rapport BEPS, les leviers qui permettront un rééquilibrage, à leur profit, des flux financiers qui leur échappent. Car, le temps presse. Avec l’explosion attendue de l’internet des objets, aucun secteur ne sera épargné par l’emprise du numérique. Une course contre la montre est bel et bien engagée.
1-Source : ThomsonReuters - capitalisation boursière
au 5?juillet 2013
La révolution numérique est en marche. À terme, elle n’épargnera aucun pan de l’économie. La place des États, notamment européens, sur l’échiquier mondial dépend donc étroitement de leur capacité à anticiper et maîtriser les conséquences d’une telle mutation. Parmi eux, la France a clairement pris conscience des enjeux financiers et de l’urgence à mettre en place de nouveaux mécanismes qui lui permettent de remédier à l’érosion de ses bases d’imposition. Certes, il ne s’agit pas là d’une préoccupation totalement nouvelle. En effet, l’administration fiscale française est confrontée depuis de nombreuses années à la mondialisation de l’économie et aux restructurations d’entreprises multinationales qui en découlent. En tête de liste, les transformations d’activité, les transferts de risques et d’actifs, en particulier d’incorporels, qui se traduisent généralement par une diminution des bases taxables sur le territoire national. Les problématiques afférentes à la fragmentation de la chaîne de création de valeur et à l’érosion de l’impôt sur les bénéfices en résultant ne lui sont donc pas étrangères.
Les actifs incorporels, sources d’optimisation fiscale
Mais, force est de constater que l’économie numérique contribue à l’accélération et à la démultiplication des glissements de bases taxables déjà observés. À cela, plusieurs raisons et, en premier lieu, le poids prépondérant des actifs incorporels dans la valeur des entreprises, par nature, volatils. Plus difficiles à appréhender, valoriser et contrôler, ils induisent intrinsèquement des risques plus élevés, sur un plan fiscal, pour les États. Or, l’économie numérique se nourrit de l’immatériel et, en particulier, de l’innovation technologique qui constitue son principal carburant. Les possibilités qui lui sont offertes de déplacer et relocaliser des actifs au gré des opportunités fiscales sont donc supérieures à celles dont bénéficient les entreprises opérant dans des secteurs traditionnels.
Ce n’est donc pas le fruit du hasard si les GAFA (Google, Apple, Facebook, Amazon) ont été mis au pilori pour l’agressivité de leurs pratiques fiscales. En outre, de création récente, ces géants du numérique ont tiré profit de l’expérience de leurs aînés et ont intégré, dès l’origine, l’optimisation fiscale dans leur business model. La structure même de leurs activités, fondée sur un modèle d’affaires à plusieurs faces, susceptibles d’être localisées dans des pays différents, a grandement facilité les possibilités d’évasion fiscale. Autre facteur d’amplification, les situations de monopole ou duopole dont bénéficient ces géants devenus, en quelques années, des acteurs incontournables du numérique.
Au regard des considérations précédentes, les perspectives de rééquilibrage des bases taxables au profit de l’Europe semblent minces. Car, dans ce domaine, un pays domine le jeu, les États-Unis. Les risques d’appauvrissement progressif du Vieux Continent au profit du Nouveau Monde sont donc réels. Alors, face à ce constat implacable, existe-il une planche de salut ? À cette question, le rapport Collin & Colin répond par l’affirmative même s’il peine à formuler des propositions à hauteur des enjeux.
La gratuité de l’apport des utilisateurs est à l’origine de surprofits
Car si l’économie numérique évolue au rythme de l’innovation technologique, elle ne peut prospérer sans l’exploitation de données, notamment personnelles. Ces Big Data constituent une ressource essentielle à son développement et à l’amélioration de ses services. Or, la collecte de données relève d’une contribution gratuite des utilisateurs d’application. Ces derniers, par leur activité quotidienne, deviennent de véritables auxiliaires de production qui participent activement à la chaîne de création de valeur des multinationales. Les économies de charges et gains de productivité qui en résultent sont l’une des principales sources de profits des multinationales du secteur numérique. Ainsi, de fait, les utilisateurs situés sur le territoire national, et plus largement européen, contribuent à la formation de bénéfices qui échappent aujourd’hui à leurs États d’appartenance. Ces derniers sont donc confrontés à des défis de taille. Tout d’abord, mettre en place, ou plus précisément, imaginer le nouveau cadre fiscal international qui permettra une imposition d’une partie des bénéfices sus-évoqués sur leur territoire. Les réflexions sur l’adaptation du concept d’établissement stable s’inscrivent dans cette perspective. Préciser ensuite les éventuels droits de propriété attachés aux données. Et enfin, définir une règle de répartition des bénéfices entre les États. Compte tenu des masses financières colossales en jeu, ce dernier point est crucial.
La valeur des données au cœur des problématiques de prix de transfert
De la capacité des États à valoriser les données collectées et à appréhender les surprofits générés par la contribution gratuite des utilisateurs résidents dépendra une large part de leurs futures recettes fiscales. Notons que la seule capitalisation boursière cumulée des quatre sociétés Google, Apple, Facebook, Amazon s’élève à près de 900?milliards de dollars (1). Outre la trésorerie positive, l’essentiel de la valorisation se rapporte à la valeur implicite attribuée par les marchés aux actifs incorporels ou goodwill. Mais si la contribution active des utilisateurs et la collecte de données présente une valeur certaine et significative sur un plan économique et financier, son appréciation se heurte à la rareté des travaux d’experts et à l’absence de termes de comparaison auxquels il serait possible de se référer. Dès lors, sur quelle base peut-on appréhender la rémunération qui serait attachée à ce nouvel actif aux fins d’aménager les politiques de prix de transfert et mettre un terme aux transferts de bénéfices en résultant ? A ce stade, la formulation de grands principes ou de modalités de calcul apparaît prématurée tant le terrain d’études est encore vierge. C’est sans doute la raison pour laquelle les propositions, que l’on peut qualifier d’attente, émises par le rapport, telles que la taxe à la bande passante et la taxe sur la publicité, ne semblent pas à la hauteur des enjeux. C’est donc avec impatience que les États européens se tournent vers l’OCDE, espérant trouver dans ses travaux sur les incorporels et son plan d’action suite au rapport BEPS, les leviers qui permettront un rééquilibrage, à leur profit, des flux financiers qui leur échappent. Car, le temps presse. Avec l’explosion attendue de l’internet des objets, aucun secteur ne sera épargné par l’emprise du numérique. Une course contre la montre est bel et bien engagée.
1-Source : ThomsonReuters - capitalisation boursière
au 5?juillet 2013