Une petite musique résonne de plus en plus fort dans les esprits des décideurs financiers : les critères ESG et en particulier l’environnement seraient à prendre en compte dans les opérations de fusions-acquisitions. Dans les deals, qu’il s’agisse d’en diminuer les risques ou de maximiser ses opportunités, les émissions de CO2 se fraient une place à la table des négociations.
M&A, quand le réchauffement climatique s’invite dans les transactions
En 2021, lorsque PSA et Fiat-Chrysler signent un accord pour former Stellantis, le projet est clair: la fusion s’opère pour avoir "les ressources et la taille (…) permettant d’être en première ligne de la nouvelle ère de la mobilité durable". Investir dans la mobilité bas carbone coûte cher et les moyens qui doivent y être alloués ont joué un rôle dans la fusion des deux groupes. De plus en plus, les critères environnementaux, sociaux et de gouvernance sont au cœur des opérations de fusions-acquisitions.
En 2022, dans une étude publiée par le cabinet CMS et Mergermarket, 90 % des professionnels du M&A sondés confiaient que l’examen des critères ESG lors d’une transaction est amené à faire l’objet d’une attention particulière de leur part au cours des trois prochaines années. Une tendance qui s’accélère. En 2021, ils n’étaient que 72 %. Dans le monde, la prise en compte de considérations extra-financières dans le cadre d’un investissement s’est accrue au cours des dernières années. Dans une enquête PwC publiée en 2022, à la question "en tant qu’investisseurs institutionnels avez-vous rejeté ou stoppé un investissement avec un gestionnaire d’actifs en raison d’une stratégie ESG insuffisante?", ils sont 39 % à répondre "oui" et 50 % à reconnaître de ne pas l’avoir fait mais à l’envisager. En conséquence, l’évolution des montants d’actifs ESG sous gestion est passée d’à peine plus de 1000 milliards fin 2019 à plus de 2500 milliards début 2022, donnant petit à petit à l’ESG une place de catalyseur de transactions.
Réglementation proactive
La prise en compte de facteurs extrafinanciers dans les opérations de M&A ne concerne pas que les investisseurs institutionnels. L’intégration de critères ESG dans les décisions d’investissements est portée depuis quelques années par la réglementation européenne. En avance par rapport au reste du monde, elle pousse la construction d’un cadre juridique autour de normes plus durables. Depuis 2017, la déclaration de performance extra-financière (DPEF) introduit l’obligation pour les entreprises d’un reporting qui consiste à communiquer l’implication environnementale, sociale et sociétale de leurs activités. Dès 2024, la France va devoir mettre en application la directive européenne sur la publication d’informations en matière de durabilité par les entreprises (CSRD) qui prévoit d’élargir le périmètre des entreprises concernées par ces obligations de reporting. La tendance n’est pas près de s’inverser.
Dans les due diligences
Avec l’obligation de reporting croissante adressée aux sociétés, l’information devient disponible et se fraie une place dans les due diligences. "Il est clair qu’aujourd’hui l’ESG est une composante qui doit être regardée dans chacun des deals M&A (…) et on voit certaines due diligences très poussées sur ces sujets", témoigne Clémence Fallet, associée au sein du cabinet Bredin Prat et spécialisée dans les opérations de fusions-acquisitions. Une tendance qui s’accentuera car l’intégration de ces critères dans les due diligences aura pour conséquence d’en augmenter la portée et le poids dans les négociations. France Invest, qui réunit plus de 400 sociétés de gestion de fonds, pousse ses membres à l’intégration formelle de critères ESG dans leurs due diligences. S’ils n’étaient que 36 % en 2020, pour celles en phase d’acquisition, l’association entend atteindre les 100 % en 2030.
"Certains fonds de dette proposent même des taux d'intérêt moins élevés si la performance extra financière est au rendez-vous"
Influence sur la valeur
Si ces critères sont de plus en plus présents dans les audits juridiques, c’est qu’ils sont perçus comme ayant un potentiel d’impact de plus en plus fort sur la valeur d’une opération et sur sa rentabilité future. Les facteurs environnementaux notamment sont porteurs de risques. En 2022, le coût des catastrophes naturelles dans le monde a été estimé à 270 milliards de dollars. Un effet tangible sur la valeur des sociétés en Europe, plus de 30 % des chefs d’entreprise avouent avoir subi des conséquences opérationnelles dues au changement climatique, d’après le cabinet Deloitte.
À l’inverse, un impact positif est perçu comme une opportunité. "Une entreprise qui met en place des KPI extra-financiers avec des objectifs précis et mesurables dans le temps va intéresser de plus en plus de fonds d’investissement et de financements bancaires. C’est un cercle vertueux : plus une société performe sur ces critères, plus elle en tire des bénéfices pour son écosystème. Certains fonds de dette proposent même des taux d’intérêt moins élevés si la performance extra-financière est au rendez-vous", témoigne Cédric Weinberg, associé de Weinberg Capital Partners et directeur général du fonds à impact de la société de gestion, l’un des premiers à avoir ciblé les PME et ETI françaises non cotées. "Si l’entreprise est plus performante sur ses critères extrafinanciers, a minima, elle affichera à la sortie un multiple qui ne sera pas décoté, et j’ai la conviction qu’elle pourra bénéficier d’un re-rating", complète-t-il. Une prime à l’extra-financier donc.
Désintérêt pour les actifs bruns
Lorsque les performances ESG ne présentent rien qui vaillent, elles sont à l’origine de cessions d’actifs. Fin 2021, le géant pétrolier anglo-néerlandais Shell faisait marche arrière par rapport à ses ambitions annoncées en début d’année et vendait à l’américain ConocoPhillips un champ de pétrole au Texas pour 8,1 milliards d’euros. Une transaction sous contrainte pour Shell qui, d’après le Wall Street Journal, était "soumis à des pressions réglementaires pour accélérer l’abandon des investissements dans les énergies fossiles" et, en conséquence, "souhaitait réduire d’ici à 2030 ses émissions de carbone de 45 % par rapport à 2019".
Aux États-Unis, les actifs dits "bruns" restent attractifs pour les investisseurs
Fossé géographique
La cession réalisée par Shell est symptomatique d’une stratégie transactionnelle moins attentive aux enjeux environnementaux outre-Atlantique. Alors qu’en Europe, les accords de Paris et la réduction des émissions de CO2 sont de plus en plus présents dans les décisions d’investissement, aux États-Unis, les actifs dits "bruns" restent attractifs pour les investisseurs. "Nous avons vu sur un dossier de vente une partie des investisseurs européens reculer pour des raisons environnementales. Ce sont des investisseurs américains qui ont financé le projet en question, la transition énergétique n’était pas à leur ordre du jour", confie le partner d’un cabinet international de conseil en stratégie. Pourtant, l’administration Biden a mis son veto à plusieurs permis d’exploitation de champs d’hydrocarbure en Alaska.
Mais, en parallèle, le Sénat a voté la suppression d’une réglementation qui autorisait les gestionnaires de fonds de pension à prendre en compte des critères ESG dans leurs investissements. Des vents contraires qui s’expliquent par une politisation du débat autour des investissements pétroliers. L’investissement dit "ESG" est perçu par une partie des financiers, notamment républicains, comme une hérésie. Le secteur génère encore des superprofits, et la défense de l’environnement est vue comme fer de lance d’un "woke capitalism".
L’investissement devient un champ de bataille politique où les transactions M&A sont des armes. ExxonMobile est un cas d’école en la matière. Le géant pétrolier américain vient d’annoncer un accord à 60 milliards de dollars pour acheter Pioneer Natural Resources, spécialiste de l’extraction de gaz et pétrole de schiste. Pourtant, l’été dernier le groupe a investi 4 milliards d’euros pour acheter une société spécialisée dans la captation de CO2. Le climat s’est bien fait une petite place à la table des transactions.
Céline Toni