Romain Desmonts (McDermott) : "Le pilier 2 est un grand pas vers une harmonisation de l’impôt sur les sociétés au niveau européen"
Décideurs. Le droit fiscal a toujours été mouvant, quelles vont être les prochaines réformes législatives et réglementaires en la matière ?
Romain Desmonts. Ces dernières années, nous remarquons en France une certaine stabilité d’un point de vue législatif. La longueur des lois de finances redevient raisonnable et les bouleversements dans les règles applicables se font plus rares.
C’est désormais au niveau international que se préparent les grands changements. L’OCDE est parvenue fin 2021 à un accord historique sur une solution à deux Piliers destinée à réformer les règles fiscales internationales.
À ce stade, le pilier 2 est le plus avancé. Bien qu’il soit encore en discussion, son application au niveau européen est prévue pour le 1er janvier 2024. Il s’attache à aligner le taux effectif d’imposition des grands groupes afin de limiter l’avantage tiré de la localisation de revenus dans des pays où ils sont insuffisamment imposés. Cela peut passer par une augmentation de l’impôt dû dans le pays d’implantation de la filiale à moins qu’un impôt complémentaire n’ait été prélevé dans le pays d’implantation de la société-mère.
L’objectif est d’aboutir progressivement à un taux d’imposition minimum de 15 % au sein de tous les États de l’OCDE pour les grands groupes internationaux. Le travail d’analyse va mobiliser d’importantes ressources pour ces derniers qui vont devoir, pour respecter ces règles, s’équiper d’outils adaptés pour suivre les disparités d’imposition entre leurs différentes filiales.
Au niveau des États, la mise en place du pilier 2 pourrait donner lieu à une évolution de leur législation afin de réformer les dispositifs fiscaux mis en place pour inciter les entreprises à s’implanter sur leur territoire. Il y aura toujours des écarts d’imposition entre les différents pays, mais ces écarts seront beaucoup moins importants que ce qu’on peut remarquer actuellement.
"Les géants américains du numérique paieront sans doute plus d’impôts en France mais certains groupes français pourraient également en payer davantage dans d’autres pays"
Ce pilier 2 va-t-il se répercuter sur certains dispositifs fiscaux instaurés en France ?
Dans l’Hexagone, nous avons l’habitude d’entendre que notre niveau d’imposition est trop élevé. Il est vrai que nous pourrions considérer qu’avec un taux d’impôt sur les sociétés de 25 %, nous ne sommes pas concernés par ce nouveau cadre international. Il faut pourtant prendre en compte certains dispositifs fiscaux déployés pour inciter les entreprises à s’installer en France. C’est le cas notamment du régime dit de "Patent Box", qui prévoit un taux réduit d’impôt sur les sociétés de 10 % sur les redevances de concession de brevets notamment, ou du crédit d’impôt recherche (CIR) qui permet une réduction d’impôt sur les sociétés calculée sur la base des dépenses de recherche et développement (R&D).
Ainsi, il n’est pas certain que ce nouveau système soit favorable à la France, chaque système fiscal présentant des avantages et des inconvénients selon le type d’activité exercée. Au regard des champions du CAC 40, la France tire plutôt bien son épingle du jeu, en dépit d’une fiscalité jugée souvent punitive. Et, si l’on extrapole, les géants américains du numérique paieront sans doute plus d’impôts en France mais certains groupes français (notamment dans le secteur du luxe) pourraient également en payer davantage dans d’autres pays.
Quoi qu’il en soit, les principes directeurs de ce nouveau régime fiscal international sont d’ores et déjà assez complexes et la déclinaison pratique de ces concepts le sera davantage encore car chaque État a son propre référentiel d’imposition. Et, pour le moment, nous ne disposons d’aucune réponse claire sur l’application du pilier 2, qui n’en demeure pas moins un grand pas vers une harmonisation de l’impôt sur les sociétés au niveau européen.
"L’idée est d’aboutir progressivement à un taux d’imposition minimum de 15 % au sein de tous les États de l’OCDE"
Depuis quelques mois, il semble que l’administration fiscale durcisse ses prises de position. Comment cela s’est-il concrétisé ?
Effectivement, nous avons notamment constaté un recours accru aux demandes d’assistance internationales, à l’échange d’informations et parfois aux visites domiciliaires.
Grâce à un cadre international plus favorable, l’administration fiscale a désormais un accès plus facile et souvent automatique à des informations impossibles à obtenir auparavant ou au prix d’efforts nettement plus importants.
En dépit de cet accès accru à l’information, l’administration demande également à procéder à des visites domiciliaires. Ces mesures, assez intrusives, sont autorisées par le juge des libertés et de la détention sur la base de requêtes parfois peu soucieuses d’une présentation équilibrée des faits, l’administration se dispensant fréquemment de produire les éléments à décharge, et le contentieux de l’annulation laisse malheureusement peu de prise à une contestation efficace.
Ces visites domiciliaires sont souvent le prélude à des prises de position assez agressives, notamment en matière d’établissements stables non déclarés en France. On l’a beaucoup vu avec les sociétés américaines : l’objectif poursuivi est d’effectuer une visite dans une filiale française afin de pouvoir affirmer qu’elle cacherait en réalité un établissement stable de la société américaine, lequel ne serait pas déclaré, ce qui implique une pénalité automatique de 80 %, un délai reprise étendu de dix ans, et une transmission au parquet. C’est un outil extrêmement persuasif de l’administration fiscale, forcément incitatif à un règlement d’ensemble.
"Nous avons notamment constaté un recours accru aux demandes d’assistance internationales, à l’échange d’informations et parfois aux visites domiciliaires"
Les prises de position de l’administration fiscale remettent-elles en question la récente stabilité législative et réglementaire en matière fiscale ?
Cette période de stabilisation législative est évidemment la bienvenue mais nous ne nous départons pas complètement de cette tradition française de laisser place au doute plutôt que de s’engager résolument en faveur de la sécurité juridique. Même si des efforts ont été faits, la pratique des rescrits n’est pas encore à un niveau satisfaisant car l’administration demeure réticente à s’engager et persiste également dans des prises de position manquant parfois de base légale solide.
En outre, l’administration prend occasionnellement position sur certaines opérations qu’elle considère comme abusives, et ce, sur la base d’arguments parfois très discutables. Un exemple emblématique récent est celui de la production de "fiches", qui ne font pas partie du Bulletin officiel des Finances publiques (BoFip) et dont on ne sait quelle est la portée juridique. Cette question pourrait trouver une réponse dans un contentieux de l’excès de pouvoir.
Il faut toutefois modérer le propos en ce qui concerne les grands groupes qui ont l’avantage de pouvoir établir une relation de confiance avec l’administration fiscale. C’est notamment le cas des entreprises relevant de la DGE, ce qui leur permet d’avoir un interlocuteur réactif qu’ils peuvent solliciter en cas de doute, ou en vue de la résolution de leurs problèmes. Il s’agit clairement d’un outil qu’il serait souhaitable de rendre accessible au plus grand nombre.
Propos recueillis par Béatrice Constans