L’hégémonie du dollar dans l’économie mondiale est challengée par les pays émergents qui souhaitent moins dépendre du billet vert et de ses contraintes. Pour peser, les monnaies concurrentes doivent inspirer confiance aux investisseurs.
La dédollarisation, mythe ou réalité ?
Jusqu'en 1914, seule la livre sterling servait de monnaie internationale et de réserve de change. Mais la Première Guerre mondiale, couplée avec la montée en puissance des États-Unis, a rendu dès 1920 le dollar américain incontournable sur la scène économique mondiale. Une hégémonie renforcée par les accords de Bretton Woods, signés par 44 pays en 1944, qui organisent le système monétaire autour du billet vert. Pourtant, depuis quelques mois, une petite musique se fait entendre sur une potentielle dédollarisation. De quoi parle-t-on ? Le dollar est-il en déclin ? Les échanges mondiaux pourraient-ils vraiment s’en affranchir ? Éléments de réponse.
Plusieurs indicateurs permettent de savoir si le dollar perd en influence ou non. Parmi eux : la part de billets verts détenue dans les réserves des banques centrales. À ce jour, 60 % des réserves de change des banques centrales sont en dollars. Au début des années 1970, ce chiffre tournait autour de 70 %. "Beaucoup de dettes souveraines sont émises et doivent être remboursées en dollars, ce qui explique que les banques centrales en possèdent beaucoup", commente William Gerlach, regional director France et Royaume-Uni chez iBanFirst. Nombreux sont les États concernés et rares sont ceux qui parviennent à s’émanciper. "Certains pays détiennent leur dette, et donc l’émettent dans leur propre monnaie, c’est le cas notamment du Japon. Cela leur permet d’acquérir une stabilité commerciale et monétaire maîtrisée faisant de leur devise une valeur refuge. Cependant, ces exemples sont peu nombreux", précise William Gerlach.
Valeur refuge
Le dollar fait sans aucun doute aussi figure de valeur refuge vers laquelle se dirigent les investisseurs lors des crises et autres bouleversements de marchés. Mais la roue commence à tourner. "En 2022, les banques centrales ont diversifié leurs avoirs pour se protéger contre l’inflation", note William Gerlach. Les achats d’or ont plus que doublé pour atteindre 1 135,7 tonnes, un volume record qui n’avait pas été battu depuis 1967. L’or a l’avantage de pouvoir être stocké dans les pays eux-mêmes ou dans des territoires amis stables pour les pays émergents. C’est-à-dire hors de portée de Washington. La diversification des avoirs a mécaniquement pesé à la baisse sur la vitalité du dollar.
Par ailleurs, la monnaie américaine reste aussi la devise des échanges pétroliers et les Américains demeurent les plus gros producteurs mondiaux d’or noir. "En tout, 85 % des transactions pétrolières sont effectuées en dollars ainsi que 88 % des transactions internationales", rappelle William Gerlach. Ses atouts ? Le dollar est une monnaie liquide, facilement convertible, par rapport au renminbi par exemple. "Un écosystème financier bien ancré, centré sur le dollar et le système historique d’alliances géopolitiques des États-Unis, créent de puissants effets de réseau et permettent au dollar de remplir tous les critères souhaités en termes de profondeur de marché et d'acceptabilité pour remplir le rôle de moyen d'échange, de fournisseur de liquidités et de réserve de valeur au niveau international", analyse Aninda Mitra, responsable de la stratégie macro et d’investissement pour l’Asie chez BNY Mellon IM.
La diversification des avoirs des banques centrales a mécaniquement pesé à la baisse sur la vitalité du dollar
Mais c’est sans compter sur la volonté des pays émergents de davantage peser dans l’économie mondiale et réduire leur dépendance vis-à-vis des Américains. En 2018, la Chine a lancé le premier contrat pétrolier en yuan. L’an dernier, le Wall Street Journal révélait que l’empire du Milieu et l’Arabie saoudite étudiaient la possibilité de payer en yuan l’or noir saoudien, lequel représente 25 % des importations chinoises.
Pour Aninda Mitra, "un nombre croissant de pays émergents – en particulier la Chine – continueront à promouvoir l'utilisation de leur propre devise pour le règlement de leurs échanges commerciaux. Les évolutions géopolitiques et l'amélioration des systèmes de paiement jouent un rôle de plus en plus important à cet égard".
Sanctionner et être sanctionné
Si la concurrence sino-américaine ne date pas d’aujourd’hui, les États-Unis ont eux-mêmes accéléré le (petit) mouvement de dédollarisation en multipliant les sanctions contre les territoires dont ils ne valident pas la politique. En 2020, 21 pays tombaient sous le coup de sanctions américaines. En représailles à la guerre en Ukraine, les pays occidentaux ont gelé 300 milliards de dollars de réserves de la Banque centrale russe. En utilisant l’arme puissante du dollar pour peser sur la géopolitique mondiale, les Américains ont provoqué des réactions de défense. La Russie utilise de plus en plus le rouble et le yuan dans ses échanges internationaux. Et elle n’est pas la seule.
En utilisant l’arme puissante du dollar pour peser sur la géopolitique mondiale, les Américains ont entraîné des réactions de défense
Le Brésil affiche sa volonté de régler ses achats à la Chine en renminbi. Sous le coup de sanctions américaines, l’Iran et le Venezuela ont conclu en 2022 un accord de coopération politique et économique sur vingt ans et le pays de Maduro n’hésite pas à régler en or ses achats de nourriture afin de contourner le couperet américain. "Les pays visés par les sanctions américaines, ainsi que ceux qui risquent de l’être, ont acheté beaucoup plus d’or que les autres pays au cours des quinze dernières années", écrit Daniel McDowell, professeur à l’université de Syracuse dans Le Grand Continent.
Les USA droits dans leurs bottes
Un retour de bâton dont les principaux intéressés ont bien conscience. "Il y a un risque quand on utilise des sanctions financières qui sont liées au rôle du dollar (…) qu’à terme cela puisse saper son hégémonie", expliquait en avril à CNN la ministre de l’Économie américaine, Janet Yellen. Et d’ajouter : "Bien sûr, cela crée une volonté de trouver une alternative de la part de la Chine, de la Russie et de l’Iran. Mais les raisons pour lesquelles le dollar est utilisé comme monnaie mondiale rendent difficile pour d’autres pays de trouver une alternative avec les mêmes propriétés."
Et pour la suite ? Les avis ne sont pas tous alignés mais les spécialistes s’accordent à dire que le dollar voit son hégémonie quelque peu attaquée. "Selon nous, la dédollarisation devrait se poursuivre dans les années à venir, reflétant en partie la croissance et la sophistication financière croissante dans le reste du monde", explique Xueming Song, stratège en devises chez DWS, dans une note sur le sujet. Pour sa part, Aninda Mitra estime que, "même si son utilisation recule progressivement, le dollar restera probablement la principale monnaie d’échange au niveau international". Quant à William Gerlach, il considère que "le dollar restera la devise la plus traitée sur le marché international". Car, "pour qu’une autre monnaie prenne le pas sur le billet vert, il va falloir qu’elle inspire confiance et que son usage rentre dans la culture et les mœurs". Ce n’est donc pas aujourd’hui que le dollar va perdre de sa superbe mais, en économie, il ne faut jamais ignorer les signaux faibles.
Olivia Vignaud