L'Europe s'est arrêtée de croître en 2008. Elle est aujourd'hui dans la tenaille, dans la situation du concurrent marginalisé sans croissance. Comment en sortir ?

Dans un environnement concurrentiel, les entreprises en croissance descendent leur courbe d’expérience en réduisant leurs coûts, améliorant leur qualité, ... plus rapidement que leurs concurrents qui stagnent et ce, toutes choses égales par ailleurs, concernant les coûts des facteurs. Malgré la hausse de leurs coûts salariaux, les entreprises chinoises continuent ainsi à améliorer leur compétitivité en coûts et en qualité, face à leurs concurrents européens, y compris allemands qui, malgré leurs développements internationaux, restent à des niveaux de croissance faibles. De leur côté, les entreprises américaines bénéficient d’un marché intérieur profond et toujours en croissance, avec les effets d’échelle correspondants, d’une énergie bon marché, et d’une dynamique d’innovation régulière. Entre les deux, l’Europe est aujourd’hui dans la tenaille, dans la situation du concurrent marginalisé sans croissance1.

La tenaille

Les entreprises européennes voient ainsi les prix des produits mondiaux baisser (à fonctionnalités données) alors que leurs propres coûts ne s’améliorent que modérément. Leurs avantages en termes de qualité diminuent face à la montée en puissance rapide des technologies et des know-howchinois et les grandes innovations de rupture et les nouvelles industries se développent d’abord aux États-Unis. Cette tenaille est amplifiée par deux phénomènes structurels :

- la hausse des prix des énergies fossiles et des matières premières tirée par la croissance des grandes économies asiatiques2 ; face à cette hausse, et sans un développement massif de l’énergie nucléaire3 ou une reprise des approvisionnements en gaz bon marché, l’Europe ne peut pas rester compétitive, n’ayant plus de source d’énergie adéquate sur son sol ou à sa porte (elle ne produit que 7 % de l’énergie mondiale) ;

- la hausse régulière en Europe des charges, normes, investissements de remplacement, coûts de transition4 énergétique qui in fine pèsent sur les coûts des entreprises au sein d’un continent sans croissance, prudent et vieillissant. Dans toute économie ouverte, celui qui stagne subit la hausse des coûts des énergies et des matières premières entraînée par celui qui croît. Il subit par ailleurs la baisse des prix liée aux baisses des coûts ajoutés de ce même concurrent. À moyen terme, l’absence de croissance crée toujours un squeezedes marges. Entre une Amérique du Nord qui continue à croître fortement sur une longue période (+ 4 % par an5) en étant régulièrement à l’origine des grandes ruptures technologiques, et la Chine qui redevient une grande puissance économique (et la première puissance industrielle mondiale), l’Europe est depuis quinze ans sans croissance et sans cohérence :

- comment l’Allemagne va-t-elle rester une puissance industrielle de premier plan sans énergie nucléaire, en n’ayant plus accès à une énergie fossile compétitive, face à une industrie chinoise qui la rattrape technologiquement ?

- comment la France va-t-elle maintenir le niveau de vie de ses classes moyennes, alors que ses grands leaders compétitifs développent des emplois − y compris qualifiés − essentiellement hors de France, compte tenu de leurs secteurs d’activité (sauf exception) ?

- le pari du Royaume-Uni de s’affranchir de l’Europe continentale sans croissance, mais qui représente 45 % de son commerce extérieur, et de miser sur les USA et sur les pays du Commonwealth en fortes croissances peut-il réussir (suffisamment rapidement) ? La relance du nucléaire, la compétitivité des services financiers sur le plan international − maintenue même après le Brexit − et le pilotage national de la livre suffiront-ils ?

- comment l’Italie peut-elle se redresser avec une baisse attendue de sa population active et une forte dépendance énergétique au gaz ? Le tissu de PME familiales spécialisées sur des niches fortement différenciées et exportatrices dans le nord du pays (vulnérables pour les mêmes raisons que les Mittelstand allemands) et les quelques grands leaders mondiaux dans un nombre limité de secteurs peuvent-ils suffire ? Les États-Unis sont repartis en croissance à l’issue de la crise financière de 2008 : poursuite de la croissance de la population active ; développement d’une nouvelle source d’énergie abondante sur le sol américain, le gaz et le pétrole de schiste; développement massif des industries du numérique (passant de 5 % à 10 % de l’économie américaine et relançant celle-ci entre 2008 et 2022). À l’inverse, l’Europe a calé : arrêt de la croissance depuis 2008 ; arrêt des investissements dans l’énergie nucléaire, avec un gap qui ne sera pas comblé avant dix ans (au mieux) ; pas de positions de leadership dans les nouvelles technologies (e-commerce, moteurs de recherche, cloud...) ; niveau moyen d’endettement de l’ensemble des États européens porté de 63 % à 87 % du PIB entre 2008 et 2022 pour financer essentiellement des dépenses de fonctionnement et des transferts sociaux ; et des grands groupes industriels allemands qui eux-mêmes vont finir par délocaliser leurs outils de production hors d’Europe. L’absence de croissance dans un monde qui croît n’est pas une stratégie soutenable. C’est une stratégie de déclassement. Pour les entreprises européennes, ce gap entre une Europe sans croissance et le reste de l’économie mondiale qui continue de croître à 4-5 % par an (à taux d’inflation courant6) est un handicap majeur. Dans une économie mondialisée, le coût du capital reste en effet aux alentours de 7 % 7− en lien avec la croissance mondiale plus les dividendes − alors que les groupes européens sont ancrés dans des économies sans croissance. Leurs TSR peinent par conséquent à dépasser ce seuil. Sauf à faire évoluer fortement leurs activités (mix de géographies, mix d’activités, positions dans les chaînes de valeur), leurs valorisations ne pourront s’ajuster qu’à la baisse. Au Japon, dans une économie sans croissance depuis 1995, le TSR moyen de la bourse japonaise a été inférieur à + 1 % par an sur la période 1995-2021. Est-ce le futur inévitable pour les grandes entreprises européennes ?

En sortir

Quelles ont été les stratégies gagnantes au cours des dix dernières années des grands groupes européens qui ont réussi à échapper à cet environnement défavorable ?

- Des stratégies de croissance internationale dans des produits fortement différenciés bénéficiant de la croissance en Asie et de la polarisation des clientèles (luxe) ;

- Des stratégies de croissance dans des technologies pointues portées par la croissance du numérique (semi-conducteurs et leurs équipements, fin tech, logiciels) ou dans la santé, en lien avec le vieillissement de la population ;

- Des stratégies de croissance dans la logistique internationale et l’Oil and Gas portées par la croissance mondiale et la mondialisation des échanges (qui perdurent) ;

- Des stratégies d’investissement de grands fonds familiaux et de fonds de private equity dans des entreprises de taille moyenne, présentes dans des niches de toute nature en croissance au sein de l’économie européenne. Sur les vingt groupes européens côtés ayant créé le plus de valeur au cours des dix dernières années, quatre sont français, deux sont italiens ou franco-italiens, deux sont allemands. Pour les grands groupes européens, il est toujours possible de sortir de la tenaille à condition de rechercher activement les grandes sources de croissance et d’y développer des modèles d’activités compétitifs. Encore faut-il le vouloir et évoluer. Sur les cent premières capitalisations boursières européennes, 32 % d’entre elles ont eu des croissances de plus de 10 % par an depuis dix ans : il n’y a pas de fatalité.

SUR L’AUTEUR

Estin & Co est un cabinet international de conseil en stratégie basé à Paris, Londres, Zurich, New York et Shanghai. Le cabinet assiste les directions générales de grands groupes européens, nord-américains et asiatiques dans leurs stratégies de croissance, ainsi que les fonds de private equity dans l’analyse et la valorisation de leurs investissements.

1 Cf. également l’article prémonitoire de juin 2005 « L’Europe dans la tenaille » ;

2 Les prix du pétrole augmentent de 7 % par an en moyenne depuis 1970 en dollars courants et 4 % hors inflation avec une forte cyclicité ;

3 Les énergies renouvelables ne peuvent remplacer les énergies fossiles à l’échelle suffisante ;

4 Plus ambitieux et plus coûteux en termes relatifs qu’en Amérique du Nord ou en Asie ;

5 + 4 % par an en dollars courants sur 2008-2022E (prévisions du FMI d’octobre 2022 pour l’année 2022 en cours) et + 4 % par an également sur 2010-2019 (hors crises) ;

6 Croissance 2008-2022E de 4,0 % pour l’économie mondiale hors Europe en dollars courants (estimations du FMI d’octobre 2022) ; (taux d’inflation et impact du change à 1 % au niveau mondial sur la période ; taux d’inflation à probablement réviser à la hausse sur le moyen terme) ; tendance historique de 5 % ;

7 Coût des fonds propres (Ke).

Personnes citées

Jean Estin

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