En juillet dernier, la première émission obligataire tokenisée contenant des données ESG voyait le jour, une innovation conçue par BNP Paribas et menée sur la base d’un projet-type d’EDF ENR afin de financer des projets d’énergies renouvelables portant sur une centrale photovoltaïque en toiture. Plus souvent employés pour soutenir des financements de projets immobiliers, les tokens sont des outils observés de près par les banques, les investisseurs et les conseils, et envisagés comme la prochaine technologie de rupture en matière de financement d’actifs et de projets.

 

DÉCIDEURS. La tokenisation reste encore assez floue concernant les actifs financiers, de quoi s’agit-il exactement ?

Julien Clausse. Il s’agit d’une inscription sur un registre de transactions infalsifiables, la fameuse blockchain. La tokenisation est une unité sur ce registre. Elle encapsule à la fois de la valeur et de la donnée, sous forme de jeton qu’on peut passer de manière infalsifiable dans un écosystème. L’unicité digitale de la blockchain permet de distribuer efficacement des actifs un peu comme Amazon à ses débuts qui s’est appuyé sur Internet pour distribuer des livres édités à peu d’exemplaires, et que personne ne souhaitait distribuer pour des raisons de viabilité.

Sylvie Perrin. D’un point de vue juridique, le jeton ou token porte une obligation juridique. Il faut donc s’assurer que ce qui est mis sur la chaîne digitale puisse engager une responsabilité. La tokenisation correspond ainsi à une optimisation à la fois opérationnelle et juridique. Elle permet de simplifier un processus dédié à un projet et d’intégrer une analyse de risque juridique et fiscal essentielle à l'information des investisseurs.

Xavier Daval. La tokenisation n’est pas une fi n en soi mais plutôt un outil innovant au service du financement. Dans notre cas, s’agissant d’une première application à des centrales solaires, c’est-à-dire des biens meubles, mais qui, une fois installés sur un toit, deviennent très complexes à démonter. Ces petits objets constituent des biens presque immeubles c’est-à-dire peu liquides au sens économique du terme. L’idée de recourir à la tokenisation est de les transformer en objets digitaux de sorte à pouvoir en acheter 20 ou 30 par exemple pour constituer un portefeuille et, de ce fait, rendre liquide ces actifs qui initialement ne l’étaient pas. C’est un moyen qui semble particulièrement adapté à ce genre d’objet dont les coûts de transaction sont souvent plus élevés que le prix de certains de ces actifs.

À quels problèmes de marché répond la tokenisation ?

J. C. Elle répond à une meilleure prise en compte des enjeux ESG et sert à financer de nouveaux actifs. Nous nous sommes rendu compte, notamment avec les panneaux photovoltaïques, combien il était complexe de trouver des financements efficaces alors que ce sont des actifs qui génèrent de l’argent à travers la vente de courant électrique, et que le solaire est le premier segment dans le financement de la transition énergétique.

François-Roch de Montalivet. D’un point de vue bancaire, les projets de quelques millions d’euros échappent complètement au financement, car la finance traditionnelle ne permet pas de combler des coûts structurels qui ne sont amortis que sur des typologies d'opérations plus importantes. La tokenisation permet alors une standardisation et de ce fait, une réduction du coût du financement de ces objets en comblant une faille du marché.

S. P. La tokenisation est une intermédiation intelligente qui rend beaucoup plus simple la traçabilité et facilite les aspects liés à la compliance. Lorsqu’un fi nancier étudie un projet, le temps qu’il devrait dédier à l’étude du financement et aux documents apportés est réduit pour un actif tokenisé. Toutes les informations sont synthétisées et vérifiées dans les tokens qu’il va acheter. Cette transparence est très sécurisante.

"Les financeurs étaient clairs : investir dans un token n’abaissait parleur niveau d’acceptation des risques."

Quelle est la genèse de ce projet et pourquoi avez-vous pensé à recourir à la blockchain ?

J. C. Côté BNP Paribas CIB, cela fait déjà deux ans que nous réfléchissons à ces sujets. Dans une démarche entrepreneuriale, nous avons commencé à travailler avec EDF ENR et avons testé si la standardisation, inhérente à la tokenisation, était adaptée à ce type d’opération. Un exercice délicat, mais au terme des tests, il s’est avéré que le token est particulièrement adapté. Ce n’est pas qu’un sujet technologique, il s’inscrit dans un cadre business et réglementaire qui facilite tous les aspects liés à la structuration, la distribution et bien entendu à la compliance.

F.-R. de M. L’approche "plateforme" a permis de mettre en relation dès le départ des émetteurs et des investisseurs, ici EDF et BNP Paribas Asset Management. Les financeurs étaient clairs : investir dans un token n’abaissait parleur niveau d’acceptation des risques. De ce fait sur ce projet, nous avons fait une analyse des risques particulièrement poussée et la transparence liée à l’outil a permis de rassurer les investisseurs.

Comment réagissent les investisseurs face à un produit aussi innovant que celui-ci ?

F.-R. de M. Ils ont l’habitude du financement de projets. Leurs exigences étaient avant tout que le risque soit mesuré et explicité. L’outil en lui-même n’est pas un point de préoccupation. De plus, nous avons réussi à faire du vrai financement de projet avec un sous-jacent connu des investisseurs, ce qui fait que le résultat a ressemblé aux projets qu’ils ont l’habitude de financer.

J. C. Les deux bénéfices clés mentionnés par les investisseurs sont d’abord l’accès à des projets auxquels ils n’avaient pas accès jusque-là, ensuite la transparence de la donnée ESG, car le jeton contient tous les éléments de traçabilité. Un investisseur nous a même demandés quelles seraient les conséquences s’il n’investissait pas dans ce projet !

S. P. Les banques sont aussi très intéressées par ce type d’instrument. Leurs investisseurs veulent connaître les procédés d’audits et les demandes en amont, or le token permet un lien, facilité entre l’opinion juridique et technique.

X. D. Le passage à la maturité de l’industrie solaire va arriver et avec, les standards pour les encadrer vont être fixés. Si les premiers financements structurés de projets solaires ont été laborieux, aujourd’hui nous sommes dans une phase florissante et avec la tokenisation nous créons les référentiels de demain.

"Pour pouvoir être financés à l’aide de la tokenisation , les projets doivent pouvoir être standardisés"

Quelles sont les limites de ce mode de financement d’actifs ?

J. C. La question de la responsabilité doit être un point de vigilance. Si demain des centaines de milliards d’informations à destination des investisseurs sont contenues sur la blockchain, de nouveaux rôles doivent être établis pour garantir la bonne conservation de ce registre public. L’accessibilité doit être sécurisée grâce aux clés privées des détenteurs de tokens qui devront être conservés par des acteurs de confiance, comme notre division Securities Services.

X. D. Ce mode de financement peut être assimilé à de la titrisation, or il sera important de veiller à ne pas reproduire les travers de la crise de 2008, à savoir, ici, que l’excès de dématérialisation empêche de connaître le contenu précis du titre. Il faut rendre le système robuste et c’est toute la valeur de la transparence des tokens.

F.-R. de M. La cible est de financer les projets qui ne l’étaient pas. Nous voulons soit attirer des investisseurs traditionnels vers des segments qui ne trouvaient pas de financement soit trouver de nouveaux investisseurs. Mais pour pouvoir être financés à l’aide de la tokenisation , les projets doivent pouvoir être standardisés, ce qui n’est pas le cas de tous les projets.

S’agissant de la méthodologie de risque, que change le token ?

S. P. Hors de la tokenisation nous recevons de nombreux documents pour mesurer les risques. Nous devons vérifier, entre autres, si le propriétaire du projet a bien un droit sur le foncier, si son tarif est valable, s’il a eu les autorisations nécessaires pour le construire et l’exploiter. Ces vérifications nécessitent du temps et des ressources.

X. D. Quand on travaille au cas par cas pour un client, il est nécessaire de faire des enquêtes laborieuses pour justifier de la solidité financière de certains acteurs, notamment étrangers, en passant par la tokenisation, ces risques sont levés, car cette vérification est portée automatiquement à travers la blockchain.

L’émission obligataire concernait le financement d’ENR, à quels autres produits la tokenisation pourrait-elle être élargie ?

S.P. La dette PME, l’autoconsommation hors énergie et les bornes de recharge électriques se développent beaucoup. Mais certains projets fonctionneront mieux que d’autres, notamment ceux qui sont en mesure de supporter cet outil standardisé de financement. Pour cela, les sponsors et producteurs devront être suffisamment vigilants afin que les documents puissent être éligibles à la tokenisation, ils ne pourront pas se reposer sur les conseils de l’investisseur.

J. C. Cela restera toujours des projets non cotés à ce jour, pour des raisons réglementaires, et le marché démarrera probablement sur des segments sous-servis. En effet, la tokenisation fonctionne comme une technologie de rupture : en premier lieu seront concernés, à la marge, les petits objets, c’est le cas du photovoltaïque. Plus tard, nous pouvons peut-être espérer que le marché se développe sur des projets plus importants, et repense la chaîne de valeur de l’émission obligataire.

De gauche à droite sur la photo : François-Roch de Montalivet, Director Project Finance, BNP ParibasJulien Clausse, Head of 021 Exploration Engineering, Intrapreneur, BNP Paribas CIBSylvie Perrin, avocate associée, De Gaulle Fleurance; Xavier Daval, président fondateur, KiloWattSol

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Sylvie Perrin

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