Les facteurs environnementaux, sociaux, sociétaux et de gouvernance influencent fortement les investissements
Décideurs. Entre la période de crise sanitaire et les conséquences de la crise ukrainienne, comment les émetteurs cotés adaptent-ils leurs choix pour lever des capitaux ?
Cyril Deniaud. La crise ukrainienne a impacté soudainement les marchés financiers au moment où les levées de fonds et les introductions en Bourse se multipliaient. La hausse du coût des matières premières, du prix de l’énergie, l’infl ation en résultant et la chute des cours de Bourse ont fait entrer les émetteurs souhaitant lever des fonds propres dans une période à nouveau imprévisible, avec une très forte volatilité. Cette situation a ainsi donné lieu au report d’un certain nombre de levées de fonds sur le second semestre 2022, voire sur le premier semestre 2023. Alors même que le marché des IPOs était en forte croissance en 2021, seules une quinzaine d’introductions en Bourse ont eu lieu en France à ce jour en 2022 contre 42 en 2021. Afin de préserver la confiance des investisseurs, l’ESMA – relayée ensuite par l’AMF – a invité les sociétés cotées à communiquer dès que possible toute information privilégiée relative aux effets de la crise sur leurs activités, leurs perspectives et leur situation financière et à publier des informations qualitatives et quantitatives sur les impacts directs et indirects actuels et prévisibles de la crise dans leurs rapports financiers annuels ou semestriels et à l’occasion des assemblées générales annuelles.Toutefois, cela s’avère insuffisant et un certain nombre d’émetteurs ont dû avoir recours de façon temporaire à des avances en compte courant d’actionnaires pour se financer à court terme et offrir à ces actionnaires la possibilité d’incorporer leur créance au capital de la société dans le cadre d’augmentations de capital pouvant intervenir dans les prochains mois, lorsque les marchés financiers le permettront.
Comment se caractérise votre accompagnement sur des ECM ?
C. D. Nos missions "equity capital market" supposent d’accompagner des émetteurs qui souhaitent couvrir leurs besoins en fonds propres à travers le marché, soit parce qu’ils souhaitent impulser un redémarrage de leurs activités ralenties après la crise sanitaire suivie par la crise ukrainienne, soit afin de poursuivre la stratégie mise en place et mener à bien certains projets structurants, si leur activité a peu ou pas été impactée. D’un point de vue général, le marché des opérations de Public M&A demeure relativement dynamique et similaire au niveau d’avant crise sanitaire. Cela s’explique par le fait que certains acquéreurs disposent de réserves de précaution importantes – acquises pendant la crise sanitaire – et ainsi d’un niveau de trésorerie leur permettant d’acquérir des cibles afin de développer certaines de leurs activités.
"Il a fallu attendre 2018 et l’instauration des Green Bond Principles normés par l’ICMA en 2021 pour que soient détaillées non seulement les catégories de projets éligibles, mais également l’utilisation des fonds nécessaires pour être sélectionnés".
Alors que les exigences en termes de transparence sur les critères ESG sont de plus en plus importantes pour les entreprises, comment s’adaptent les marchés ? Quid du développement d’émission obligataire verte ?
C.D. L’introduction en droit interne des enjeux de la RSE et de compliance n’est pas nouvelle pour les émetteurs et pour les investisseurs. Après les prémices issues de la loi "NRE" n° 2001-420 du 15 mai 2001 sur le reporting extra-financier, sont entrées en vigueur les dispositions issues des accords de Grenelle 2 issus de la loi n° 2010-788 du 12 juin 2010, de la loi n° 2015-992 du 17 août 2015, de la loi "Sapin 2" qui a institué la déclaration de performance extra-financière au contenu très encadré, de la loi sur le devoir de vigilance et plus récemment, de la loi Énergie-Climat et son décret d’application n° 2021-663 du 27 mai 2021. Parallèlement, les dispositions se multiplient au niveau européen, avec la réglementation SFDR et Taxonomie qui précise les activités considérées comme "vertes" et sous quelles conditions, sans compter les modifications qui ont pu être apportées aux dispositions Mifid. Ces dispositions internes et européennes renforcent chaque année la prise en compte des critères ESG dans la pratique des entreprises et des investisseurs. Aujourd’hui, les enjeux climatiques et plus généralement les facteurs environnementaux, sociaux, sociétaux et de gouvernance influencent fortement les investissements, à tel point que nous avons vu émerger de nouvelles obligations appelées "obligations vertes " (ou green bonds) émises par l’État, une collectivité ou une entreprise afin de financer des projets à dimension environnementale, sociale et sociétale (RSE). D’abord soumises à aucun référentiel, créant ainsi un risque important de greenwashing, il a fallu attendre 2018 et l’instauration des Green Bond Principles normés par l’ICMA en 2021 pour que soient détaillées non seulement les catégories de projets éligibles, mais également l’utilisation des fonds nécessaires pour être sélectionnés. Parallèlement, de nouveaux acteurs tels que des agences de notation chargées d’évaluer le risque de non-remboursement d’une dette (notation financière), ou la politique ESG (notation extra-financière) d’un acteur économique sont apparus. Si aujourd’hui les principaux émetteurs ayant recours à l’émission de green bonds sont des sociétés à grande capitalisation boursière, comme EDF, Engie et plus récemment Icade, nul doute que celles-ci ont vocation à se développer, pour s’ouvrir plus largement à toutes les capitalisations boursières, voire, à terme, à toutes les entreprises, sous l’impulsion de la pratique grandissante et du droit européen.
Jean-François Adelle. Sur le marché de la dette, l’intégration des critères ESG impacte non seulement les émissions obligataires, mais aussi les crédits, les opérations de mobilisation de créances et les produits dérivés. Elle s’impose d’autant plus rapidement que les autorités de surveillance ont commencé à évaluer l’exposition des établissements financiers aux risques de transition climatique. Les dérivés "sustainability linked" sont récemment apparus sur le marché. Ils greffent sur des produits dérivés classiques couvrant les risques de taux d’intérêt ou de change un élément de tarification variable selon que l’une ou les deux parties au contrat atteignent certains indicateurs de performance clés (KPI), dont l’ISDA a récemment travaillé à standardiser les principes. Ce mécanisme a été appliqué à des contrats de factoring au premier semestre 2022. Cette adaptation des marchés financiers est appelée à se poursuivre, pour permettre, notamment par des produits d’assurance ou de couverture, la gestion des risques liés à la mise en oeuvre des plans de transition climatique.
"L’inflation peut fragiliser certaines entreprises de taille moyenne, en particulier celles très dépendantes des matières premières"
Le contexte de hausse des taux et d’inflation a-t-il fait naître de nouvelles demandes de la part de vos clients ?
Christophe Jacomin. L’inflation peut fragiliser certaines entreprises de taille moyenne,en particulier celles très dépendantes des matières premières et leur rendre plus difficile l’accès au financement bancaire. La hausse des taux reste modérée et ne semble pas encore avoir trop d’impact sur les financements des entreprises, d’autant que les taux d’intérêt réels restent négatifs en raison de l’inflation.
J-F. A. Le retour d’une inflation forte et la hausse des taux d’intérêt dans le sillage de la politique de hausse des taux directeurs et de fin du quantitative easing de la BCE, constituent un changement d’environnement d’autant plus notable qu’il s’inscrit dans un contexte d’incertitudes géopolitiques, de perspectives de contraction de la croissance et de risque de fragmentation de la zone euro, qui rendent en particulier l’horizon de retour à une inflation souhaitée de 2 %, très incertain. Les effets sont évidemment différents pour les établissements de crédit, les fintech, les investisseurs et les corporates. La politique de taux bas conduite pendant plus de vingt ans a exercé une forte pression sur le produit bancaire, tout en réduisant les risques de défaillance et en soutenant une hausse des valeurs d’equity des contreparties des banques. Sur le plan réglementaire, face à la forte instabilité constatée des valeurs de cryptomonnaies et crypto-actifs, estimez-vous que les règles actuelles de l’AMF encadrent suffisamment l’activité ?
Martine Samuelian. En France, le cadre réglementaire applicable aux actifs numériques a été introduit par la loi Pacte en 2019 encadrant notamment les ICO (Initial coin offering) par un visa optionnel ou les services rendus sur actifs numériques avec la mise en place d’un enregistrement obligatoire auprès de l’AMF pour les prestataires de services sur actifs numériques ("PSAN"), après avis de l’ACPR sur le dispositif LCB-FT et d’un agrément facultatif. À ce jour, le Collège de l’AMF a enregistré 41 PSAN, mais aucun agrément n’a été délivré. Dans la mesure où l’enregistrement ne garantit pas la qualité de l’organisation interne ni ne fournit une garantie des avoirs au bénéfice des clients, l’AMF, par la voix de son président, a récemment indiqué que "le temps du simple enregistrement est achevé". Le chemin vers l’agrément, encouragé par l’AMF, permet effectivement de répondre tant aux attentes en matière de protection des consommateurs que de préparer les acteurs au futur régime européen prévu par le projet de règlement européen sur les marchés de crypto- actifs ("Markets in Crypto-Assets" ou "MiCA"), ce qui peut paraître comme un avantage concurrentiel en cette période mouvementée pour l’écosystème des crypto-actifs !
L'équipe Jeantet, de gauche à droite sur la photo : Cyril Deniaud, associé; Martine Samuelian, associée; Jean-François Adelle, Associé; Christophe Jacomin, Associé