Comment cet ancien négociateur du Raid aide les dirigeants à gérer l'insécurité
Décideurs. Vous avez développé le principe du Quotient d’insécurité (QI), qui se définit comme la capacité d’une personne à gérer l’incertitude de manière efficace. Pourquoi ?
Laurent Combalbert. Au départ, on a travaillé sur la capacité que pouvait avoir un négociateur de crise à accepter le sentiment d’insécurité généré par la situation qu’il gère et qui pouvait l’amener à mal négocier ou mal décider. On peut avoir des négociateurs qui, dès lors qu’il y a une pression du temps, stressent alors que d’autres vont mal réagir lorsqu’ils n’ont pas toutes les informations pour comprendre et analyser ce qu’il se passe.
Comment évaluez-vous le QI ?
On a une méthode qui s’appelle Criter, avec six critères. Le premier élément est la compétence : est-ce que j’ai la compétence pour gérer une situation ? Un négociateur est certes compétent dans son métier mais est-ce qu’il l’est par rapport à un profil type ou une culture particulière ? Le deuxième point, ce sont les ressources internes : sa capacité à gérer son stress et ses émotions. Ensuite les informations : est-ce que j’ai toutes les infos, quelle est leur qualité et comment je réagis face à ça ? La question du temps est aussi clé : est-ce que j’apprécie la pression du temps ? Viennent ensuite les enjeux de la situation. On peut arriver sur certains dossiers qui vont ressembler à une situation qu’on a déjà connue par le passé ou qui vont avoir un enjeu que l’on n’aura pas anticipé et qui va inhiber le négociateur. Enfin, est-ce que je suis tout seul à gérer l’affaire ? Est-ce que je ne dois m’appuyer que sur mes connaissances ou est-ce que j’ai une équipe autour de moi qui peut m’apporter de la ressource ?
Vous accompagnez plus de 500 entreprises. Les critères sont-ils les mêmes pour évaluer leurs dirigeants ?
Absolument. Ces critères vous les retrouvez quand vous affrontez un dossier. Si vous êtes face à un acheteur ou que vous êtes en train de monter une équipe IT, ce sont les mêmes points de pression qui vont s’exercer.
Vos évaluations sont-elles toujours liées à un projet ?
On peut établir une capacité à accepter l’insécurité de manière large mais cela n’a pas beaucoup de sens. Si un dirigeant est sur un dossier qu’il connaît par cœur, il va avoir un QI plus élevé que si du jour au lendemain il est intégré dans une plus grande entreprise et perd une partie de son niveau d’information.
"On apprend aux leaders à évaluer leur propre perception de l’insécurité et ce sur quoi ils peuvent, à titre personnel, progresser"
À quel moment d’un projet intervenez-vous ?
Cela peut-être en amont. On va travailler sur la gouvernance. On apprend aux leaders à évaluer leur propre perception de l’insécurité et ce sur quoi ils peuvent, à titre personnel, progresser. Durant la formation, on regroupe des leaders pendant deux jours, qui généralement ne se connaissent pas, pour échanger sur la gestion de la pression. On peut aussi le faire de manière spécifique, lors de la préparation d’une mission. On nous sollicite sur le rapprochement de deux BU ou sur une mission particulière pour un de nos clients et là on fait réfléchir l’équipe en amont sur ces aspects-là. On peut aussi être appelé en assistance sur une mission qui a commencé, qui ne se passe pas bien et où l’on doit remettre de la capacité d’action malgré un QI affaibli. Enfin, on peut être présent en débriefing sur une mission terminée. Souvent lorsqu’elle est un échec parce que malheureusement on a tendance à considérer que le succès est normal. On essaie de voir où ça a péché, pas sur les aspects techniques mais sur les facteurs humains.
Comment travaillez-vous le QI ?
Cela dépend mais on peut commencer par le sentiment de compétence. On a pas mal de personnes atteintes du syndrome de l’imposteur. Ils savent nager mais ils pensent qu’ils ne savent pas bien nager. On les plonge dans la piscine et on leur montre qu’ils y arrivent très bien. Outre la mise en situation, la formation permet de remédier au sentiment d’incompétence. Ensuite, il y a la gestion des émotions. On est rarement formé à les gérer et c’est ce qui va prendre le plus de temps car cela demande une introspection. En ce qui concerne les remontées d’information, il s’agit de travailler sur les process pour que les informations qui remontent aux décideurs soient vérifiées et qu’ils se méfient des biais cognitifs qui peuvent leur faire distordre la réalité. Enfin, il y la ressource externe : le collectif qui permet de réduire son sentiment d’insécurité.
Le QI se partage-t-il ?
Oui. Quand on est leader ou opérateur, on n’a pas la même insécurité. Le travail de l’opérateur de terrain est d’absorber l’insécurité technique. Le leader, lui, absorbe l’insécurité stratégique. Il est censé atténuer les incertitudes à long terme dans les messages qu’il transmet à ses équipes car ce n’est pas leur job d’absorber l’insécurité globale.
"L’acceptation de la peur élève le Quotient d’insécurité"
Un partage qui n’a pas pu être respecté avec la crise ?
Oui. Quand il décide d’une stratégie, le leader connaît l’insécurité du marché. Il ne l’explique pas en détail aux collaborateurs. Avec la Covid, tous les opérateurs ont perçu l’insécurité globale, que le marché pouvait s’arrêter. Et ça, c’est stressant. C’est pour cela aussi que ça a bloqué les organisations parce que les opérateurs étaient impactés par un niveau d’insécurité qui allait au-delà de leur travail technique, mais sans avoir les outils pour la maîtriser.
Quel a été votre conseil aux dirigeants face à cela ?
Très souvent, on leur a dit "si vous avez peur pour l’avenir, dites-le à vos collaborateurs. Car, eux, ils ont peur. Si vous leur dites 'n’ayez pas peur', vous êtes antipathiques, vous rejetez leurs émotions". L’acceptation de la peur élève le QI. Cela ne veut pas dire que c’est moins dangereux mais que vous avez conscience du risque et que vous allez l’atténuer.
Est-il dangereux d’avoir un QI trop élevé ?
Tout à fait. Il y a un point de bascule au-delà duquel vous n’avez plus peur de rien. Quand on n’a plus peur, on n’est plus courageux. On est fou. Le courage, c’est de s’engager malgré la peur et que celle-ci ne se transforme pas en angoisse. Dans mon métier, un négociateur qui n’a pas peur face à un preneur d’otage ne serait pas de bon conseil…
Propos recueillis par Olivia Vignaud