F. Abitbol (CNAJMJ) : "Les AJMJ ont les savoir-faire et le rôle du CNAJMJ, c’est de le faire savoir"
Décideurs. En tant qu’administrateur judiciaire et ancien vice-président de l’association quel est votre parcours et que souhaitez-vous insuffler de nouveau à la présidence du CNAJMJ ?
Frédéric Abitbol. Je suis entré dans le métier à ma sortie de HEC il y a vingt ans et j’ai fondé mon propre cabinet en 2007 dont je suis associé avec Joanna Rousselet. Depuis toujours, mon travail c’est d’accompagner les entreprises pour qu’elles ne disparaissent pas : 80 % de mon activité consiste à conduire des procédures de prévention, qu’il s’agisse de mandats ad hoc ou de conciliations, dont l’efficacité est largement démontrée. Au niveau national, 80 % de ces procédures aboutissent à un accord permettant de pérenniser les entreprises qui y ont recours.
Pour la profession, le défi est contextuel : il n’y a jamais eu aussi peu de dossiers que depuis la crise sanitaire. En temps normal les 150 administrateurs judiciaires et 300 mandataires judiciaires accompagnent environ 50 000 entreprises par an, employant, selon les périodes, entre 200 000 et 300 000 salariés. En 2021, un seuil historiquement bas a été atteint avec seulement 27 000 procédures collectives ouvertes, dont 19 000 liquidations directes, employant en moyenne 1 salarié. Au total, l’ensemble des procédures collectives a concerné un total de 72 000 salariés. C’est, bien sûr, la conséquence directe du "quoi qu’il en coûte". Via les, PGE 145 milliards d’euros ont été prêtés à environ 700 000 entreprises et seulement la moitié des prêts a été consommée à date. Clairement, il n’y a jamais eu autant d’argent qu’aujourd’hui ! Quand on sait que l’élément déclencheur principal d’une procédure collective, c’est une crise de liquidité, on comprend bien non seulement pourquoi il n’y a pas eu de "vague de faillites", mais aussi pourquoi cette vague n’est pas près d’arriver. Maintenant, il y a de l’argent, mais c’est de la dette.
Le défi, pour les entreprises, c’est donc désormais d’utiliser cet argent intelligemment, en investissant pour créer de la croissance, et être en mesure de faire face à ces dettes. Je vois beaucoup de raisons d’être optimiste pour l’économie française. À notre échelle, nous avons vocation à accompagner les entreprises qui rencontreront des difficultés à faire face à leurs dettes. Nous le faisons, de plus en plus à travers des procédures amiables et à la demande des entreprises, les tribunaux en ont ouvert 4 500 cette année.
"Il n’y a jamais eu autant d’argent qu’aujourd’hui ! Quand on sait que l’élément déclencheur d’une procédure collective, c’est une crise de liquidité, on comprend pourquoi il n’y a pas eu de "vague de faillites""
Qu’il s’agisse d’encourager une restructuration efficace grâce aux PGE ou les procédures amiables, comment le CNAJMJ entend-il accompagner ces dynamiques ?
La profession communique depuis de nombreuses années sur l’efficacité des procédures, et notre vocation à accompagner les entreprises, préserver les emplois et participer aux mutations de notre économie. Les gens doivent savoir que ça marche : c’est aujourd’hui un fait connu pour les procédures amiables, que les ETI et les PME bien conseillées, se sont effectivement approprié. Mais il faut aussi savoir que loin de l’image véhiculée par certains, les procédures collectives, toutes confondues, permettent de sauver plus des deux tiers des emplois ! Tout notre droit est bâti dans cet objectif de sauvetage des entreprises et des emplois. Ce n’est pas le cas dans les pays anglo-saxons, ou par exemple en Allemagne, où le taux de sauvetage de l’emploi n’excède pas 10 %... Les AJMJ ont les savoir-faire et le rôle du CNAJMJ, c’est de le faire savoir.
Qu’apporte la transposition de la directive européenne dite "restructuration et insolvabilité" ?
Dans un premier temps, la directive a répondu à une volonté d’harmonisation et d’intégration, qui s’inscrit dans le mouvement à long terme de la construction européenne. Elle s’inspire très ouvertement du modèle français, en promouvant la prévention, et l’intervention de professionnels spécialisés, libres de tout conflit d’intérêt. À l’inverse, dans les dossiers d'une certaine taille, elle va conduire à un rééquilibrage du rapport de forces, désormais plus favorable aux créanciers, réunis en "classes de parties affectées". Là où notre tradition, qui restera valable pour l’immense majorité des dossiers, repose sur l’égalité de traitement entre les créanciers, la directive prévoit, lorsque certains seuils sont dépassés, que ces créanciers seront désormais réunis en "classes", constituées par l’AJ en fonction de la communauté d’intérêts existant entre eux. Chaque classe pourra se voir proposer un traitement différent. Les créanciers des classes disposant des meilleures garanties devront être payés en priorité, et les classes les plus senior pourront imposer des abandons aux créanciers les plus junior, voire, sous certaines conditions, aux actionnaires eux-mêmes.
"Il n’est que temps de sortir de l’ère des lettres recommandées, sources d’inerties, de coûts inutiles, frustrations et de beaucoup d’inefficacité"
Quels sont vos autres chantiers prioritaires pour 2022 ?
Nous avons un sujet d’accès à la profession et de formation : contrairement à une idée reçue, il n’y a non seulement aucun numerus clausus, mais les AJMJ n’ont aucune charge et ne contrôlent même pas l’inscription de nouveaux professionnels, qui dépend de critères qui ont été massivement assouplis. En seulement six ans, le nombre d’AJ a augmenté de 35 %, alors que le nombre de dossiers n’a jamais été aussi faible. Il faut donc deux choses : travailler avec les universités pour conditionner l’obtention du diplôme à un examen de haut niveau et élargir le champ d’action des professionnels.
Nous avons aussi un chantier majeur de modernisation de nos statuts : il est indispensable de pouvoir élargir nos missions au management de transition, aux mandats d’administrateurs indépendants, à la médiation inter-entreprises au-delà du champ des entreprises en difficulté ou encore à la fiducie. En parallèle, la transposition de la directive européenne implique de moderniser nos tarifs en procédure collective, pour inciter les professionnels à aller vers un aboutissement efficace des procédures. C’est, par ailleurs, l’intérêt général de récompenser la qualité du travail et le résultat obtenu.
Nous avons, enfin, un sujet de transformation digitale : il faut nous doter d’un outil numérique unique permettant d’interagir avec les personnes concernées par les procédures collectives : déclarations et contestations de créances, interrogation sur le plan, téléchargement des jugements, établissement des certificats d’irrécouvrabilité, etc. Il n’est que temps de sortir de l’ère des lettres recommandées, sources d’inerties, de coûts inutiles, frustrations et de beaucoup d’inefficacité. On pourrait ajouter que le passage, enfin, au tout-digital permettrait de réduire notre empreinte écologique. Deux conditions sont nécessaires pour que ce système fonctionne : un système de télédéclaration de créances en ligne quasi-obligatoire, inspiré de la déclaration d’impôts, et payant, pour couvrir les coûts de sécurisation et d’entretien d’une telle plateforme. Il restera, de loin, moins coûteux que les actuels envois recommandés.
Propos recueillis par Céline Toni