La Fed laisse entendre un "tapering" à venir en fin d’année
Au beau milieu du Parc National Grand Teton, à quelques enjambées de la rivière Gros Ventre (en français dans le texte), se niche Jackson Hole dans le Wyoming (un des deux seuls États américains, avec le Colorado, formant un rectangle), théâtre grandiose - mais virtuel cette année - de la réunion phare des banquiers centraux, intitulée pour cette édition "politique macroéconomique dans une économie inégale".
"Il pourrait être approprié de commencer à réduire le rythme des achats d'actifs cette année"
“Nous avons dit que nous continuerions nos achats d'actifs au rythme actuel jusqu'à ce que nous voyions des progrès supplémentaires substantiels vers nos objectifs de plein emploi et de stabilité des prix […] Mon opinion est que le test de “progrès supplémentaires substantiels“ a été satisfait pour l'inflation“, telles ont été les paroles de Jay Powell, au bout de 18 minutes de discours, qui ont sonné le glas, avant de préciser : "Lors de la récente réunion du FOMC en juillet, j'étais d'avis, comme la plupart des participants, que, si l'économie évoluait largement comme prévu, il pourrait être approprié de commencer à réduire le rythme des achats d'actifs cette année."
Autrement dit, les objectifs portant sur l’inflation ayant été atteints, il ne manque plus que le plein emploi pour commencer à mettre fin aux 120 milliards de dollars arrosés sur les marchés chaque mois, composés de 80 milliards d'achats de bons du Trésor et 40 milliards de titres adossés à des créances hypothécaires.
Jerome Powell lors de son intervention le 27 août 2021 au Jackson Hole Economic Policy Symposium
Le patron de la Fed s’est également empressé de rappeler que des risques de propagation du variant Delta planent sur l’économie : "Nous évaluerons soigneusement les données entrantes et l'évolution des risques." Quant aux taux directeurs et leur éventuelle remontée, Powell s’est montré assez clair : "Le moment et le rythme de la réduction à venir des achats d'actifs ne seront pas destinés à véhiculer un signal direct concernant le moment de la remontée des taux d'intérêt, pour laquelle nous avons articulé un test différent et nettement plus strict." Le statu quo semble donc de mise sur ce point, au moins à court-terme. Le marché est prévenu.
Un discours hawkish ou dovish ?
"Ce n'était sans doute pas le scoop de l'année", estime Florian Roger, directeur de la recherche et de la stratégie chez Exane Solutions. « Comme nous attendons un bon rapport emploi pour le mois d'août (750 000 créations d'emplois et une nouvelle baisse du taux de chômage), nous pensons que le tapering sera probablement signalé lors de la prochaine réunion de la Fed dans trois semaines. » Un sentiment que partage Arthur Jurus, stratégiste sénior chez Oddo BHF : "La Fed veut éviter de faire l’erreur de 2013 avec une communication trop avancée. Si les chiffres de l’emploi sont bons ce vendredi, l’annonce du tapering aura certainement lieu le 21 septembre lors de la réunion du FOMC."
Même son de cloche du côté de Montréal où Mathieu Savary, CFA, stratégiste en chef chez BCA Research, explique que "ce ne sera pas la surprise du siècle. Si les prochains chiffres de l’emploi sont bons, scénario privilégié, une annonce fin septembre est très probable." Serait-ce un début de victoire pour les faucons (hawks) ? Rien n’est moins sûr, Powell ménageant la chèvre et le chou.
"Le discours de Powell était relativement neutre. C’était une continuation des discours précédents. Ce qui compte pour la Fed est la normalisation du marché du travail. La Fed veut éviter de paniquer face à une inflation qu’elle croit temporaire", ajoute M. Savary. "Le point intéressant du discours a été de séparer clairement la décision entre les achats d'actifs et les taux d'intérêt. Le Fed juge correct de réduire les achats et envoie dans le même temps le message au marché que les taux d’intérêt n’augmenteront pas avant 2023."
Selon Julien-Pierre Nouen, CFA, directeur des études économiques chez Lazard Frères Gestion, "l’annonce d’un début de tapering d’ici à la fin de l’année, sous réserve d’un impact limité du variant Delta, est un peu plus forte que ce que le consensus attendait mais le discours de Jerome Powell a globalement été très colombe (dovish). Notamment parce qu’il a insisté sur l’absence de lien entre le processus de réduction des achats et la politique de taux et que les conditions pour une hausse des taux ne sont pas réunies à ses yeux."
C’est également l’interprétation de Jérôme André, responsable investissements à La Mutuelle générale : "Le discours de Powell est habile tactiquement et lui permet de gagner du temps. Avec son discours, il souhaite convaincre les marchés que l'inflation est temporaire, tout en annonçant un début de tapering pour rester crédible. Il ajoute immédiatement que celui-ci sera très progressif : pas question de commettre l'erreur de la BCE de 2011."
Inflation transitoire… ou pas ?
Sur le plan de l’inflation, Powell reste prudent. Même si le “test a été satisfait“, il est principalement le fruit d’un groupe de produits spécifiques. “La flambée de l'inflation est jusqu'à présent en grande partie le résultat d'un groupe relativement restreint de biens et services qui ont été directement touchés par la pandémie et la réouverture de l'économie […] Nous serions préoccupés par les signes indiquant que les pressions inflationnistes se propageaient plus largement dans l'économie", remarque Jay Powell. La Fed regarde également de près les salaires qui sont un des facteurs à prendre en compte. "Aujourd'hui, nous voyons peu de preuves d'augmentations de salaires qui pourraient menacer une inflation excessive."
"La tendance à une faible inflation reflète probablement des forces désinflationnistes soutenues"
Enfin, sur le long terme, Powell explique que "la tendance à une faible inflation reflète probablement des forces désinflationnistes soutenues, notamment la technologie, la mondialisation et peut-être des facteurs démographiques, ainsi qu'un engagement plus fort et plus efficace des banques centrales à maintenir la stabilité des prix. […] Il semble plus probable qu'elles continueront de peser sur l'inflation une fois que la pandémie relèvera du passé.” Autant d’arguments pour ne pas changer de politique monétaire de façon hâtive.
"Toutefois, il n'a pas dit un mot sur les sources possibles d'inflation future, telles que les inadéquations sur le marché du travail, l'énorme épargne des ménages ou la flambée de l'inflation immobilière", observe F. Roger. "Si la Fed attend de voir des signes évidents d'inflation avant de signaler une hausse des taux d'intérêt, elle pourrait être amenée à relever les taux plus rapidement dans le prochain cycle de resserrement. L'absence d'un taper tantrum en 2021 n'exclut pas des pics de volatilité l'année prochaine." Pour A. Jurus, "deux facteurs montrent que l’inflation n’est pas transitoire : la forte progression des loyers et la congestion sur le commerce international", ce qui maintiendrait "l’inflation autour de 4 % pendant encore quelques mois, avant de baisser au deuxième semestre 2022."
Quelles conséquences sur les marchés ?
"Les marchés devraient rester bien orientés, rassurés par la perspective d’une Fed toujours accommodante. En revanche, sur les niveaux actuels de valorisation, une remise en cause de ce scénario par les chiffres d’inflation pourrait créer de la volatilité", prévient J-P. Nouen. Il paraît ainsi clair que la volatilité, relativement basse depuis quelques mois en prenant en compte les incertitudes liées à la pandémie, retrouvera des couleurs si une annonce de tapering est faite en septembre.
"Il y aura certainement une volatilité plus élevée à l’annonce du tapering et dans les semaines qui suivront. Ultimement, cette volatilité offrira des opportunités d’achat pour les investisseurs. Les forces les plus importantes de l’économie continuent de pointer vers le haut. Les niveaux d’inventaires sont bas, les plans de dépense d’infrastructure légion et les perspectives de profit restent bonnes", selon M. Savary, qui tempère toutefois : "Nous observons une diminution de la croissance du crédit en Chine depuis fin 2020. C’est un excellent indicateur avancé pour les indices de directeurs d’achat (PMI) aux US et en Europe, avec un délai de 6 à 9 mois. Ce sera sans doute un ralentissement temporaire, puisque les Chinois essaient de relancer leur économie."
J. André considère qu’à "court-moyen terme, cela profite aux actifs risqués en matière de valorisation, et les taux devraient rester bas. Dans ce contexte, la recherche de rendement devrait pousser les investisseurs vers les actifs illiquides, alternatifs et diversifiants." Il semblerait donc que la tendance haussière poursuive son élan sur le marché d’actions. Le S&P500 est d’ailleurs en légère hausse depuis Jackson Hole. Reste à savoir si la formule "achetez la rumeur, vendez la nouvelle" sera juste. Rendez-vous le 21 septembre.