Patrick Blethon (Saur) : "En France, on ne connaît pas le prix de l’eau"
Décideurs. En janvier 2020, vous preniez la tête de Saur. Six mois plus tard, vous présentiez votre plan stratégique. Quels sont vos principaux défis ?
Patrick Blethon. Je souhaite construire un groupe international basé sur les technologies. Pour ce faire, nous avons engagé une transformation rapide et efficace. À mon arrivée, 88 % du chiffre d’affaires de Saur émanait de la France. Aujourd’hui, 40 % des profits proviennent de l’étranger. Mon objectif ? Atteindre une proportion de 50 %. C’est important d’être un groupe équilibré car les choses n’avancent jamais de la même manière aux différents endroits. Nous allons notamment nous développer au Moyen-Orient ou dans la péninsule ibérique. Nous étions également trop loin de nos clients. Nous nous transformons pour nous en rapprocher.
Votre feuille de route prévoit également de vous faire une place dans l’eau industrielle. Comment procédez-vous ?
Nous avions un manque en la matière. Nous opérions quasi uniquement sur le municipal. Nous sommes partis de presque zéro, ce qui nous donne l’avantage de ne pas avoir à renégocier l’existant. Il nous fallait une entité mère. D’où l'acquisition de Nijhuis Industries, une entreprise néerlandaise spécialisée dans les solutions de traitement de l'eau industrielle. C’est la première fois qu’une de nos business unit est gérée de l’étranger. Aujourd’hui, nous avons la structure pour être présents sur le segment puisque nous disposons de 80 % des technologies du marché et il y a une forte demande.
"On ne peut pas construire un nouveau Saur sans construire un partenariat social"
Vous avez travaillé sur tous les continents et notamment aux États-Unis. Que retirez-vous de cette expérience ?
Dans les entreprises américaines, la notion de prise de risques est assez importante. Elles ont également une capacité à engager les équipes dans leurs projets. On y apprend aussi à être très structuré, notamment dans le domaine financier. Sans américaniser Saur, je cherche à apporter un nouvel angle.
Vous souhaitez également faire monter les jeunes en compétence et attirer du sang neuf. Auriez-vous un exemple concret d’action en ce sens ?
Quand j’ai commencé à travailler, il n’y avait pas de téléphone portable. Aujourd’hui, j’explique l’intelligence artificielle. Le monde d’avant doit se réadapter. On porte cette évolution mais on a besoin de jeunes pour la mener à bien. J’ai par exemple lancé un comité exécutif composé de personnalités de moins de 35 ans pour créer une sorte de révolution culturelle.
Comment les équipes accueillent-elles ces changements ?
Saur a connu des étapes heureuses et des étapes malheureuses. Tout le monde accepte de se transformer. On sent l’envie des gens de réussir. Ce qui est difficile c’est d’accompagner le passage vers le digital. D’où l’intérêt de travailler avec des jeunes qui peuvent aider les plus seniors. Les deux mondes doivent se connecter. On ne peut pas construire un nouveau Saur sans construire un partenariat social. Et les jeunes sont attachés aux entreprises qui ont des valeurs. La Covid-19 est un accélérateur. Le monde a besoin que chacun devienne une peu autoentrepreneur de sa boîte. C’est aux collaborateurs aussi de faire bouger les lignes et de s’approprier des projets comme la raison d’être dont nous sommes en train de nous doter.
Le sujet du gaspillage de l’eau est de plus en plus mis en avant. Comment répondez-vous à cette problématique ?
Rejoindre Saur est un choix de convictions, de valeurs personnelles. Saur s’engage à économiser l’eau. L'un des moyens pour y parvenir est l'éducation. De la pédagogie doit être faite dans les écoles mais aussi auprès d'élus. L’été, certaines villes sont parfois alimentées avec des bouteilles d’eau. Cela existe en France et c’est un combat à mener que de l’expliquer. Il faut aussi travailler sur la réduction des pertes dans les réseaux qui sont de l’ordre de 20 % en France. La réponse à cette problématique peut être technologique.
"Si j’avais été à la place d’Antoine Frérot, j’aurais fait la même chose que lui"
Afin de réaliser davantage d’investissements pour moderniser les réseaux d’acheminement d’eau, augmenter le prix de l’eau va-t-il être nécessaire ?
L’eau n’est pas assez chère. En France, on ne connaît pas le prix de l’eau. On a l’impression qu’elle est gratuite car elle tombe du ciel alors qu’elle doit être acheminée, traitée, contrôlée, etc. Je pense que c’est une erreur politique et un argument électoral que de la baisser ou la laisser à certains niveaux très bas. Dans le cadre du plan de relance français, 300 millions d’euros ont été alloués aux réseaux et les 2/3 vont aller dans les DomTom. Il doit y avoir une décision politique forte sur la gestion de l’eau. On parle de l’or noir mais dans 10, 20, peut-être 30 ans, le sujet numéro un ce sera l’eau.
Que pensez-vous de l’OPA de Veolia sur Suez, vos deux principaux concurrents ?
Si j’avais été à la place d’Antoine Frérot, j’aurais fait la même chose que lui. Dans mes anciens postes à l’étranger, j’ai vécu des fusions et acquisitions, j’ai vu des volontés stratégiques, des envies de s’orienter vers de la massification et ce sont des projets qui ont du sens. Ce qui est dommage dans cette opération, c’est la manière dont les choses ont été faites. La bataille médiatique a donné une mauvaise image du secteur de l’eau. Ce rapprochement est passé pour un mouvement capitalistique et non pas pour un investissement dans un système d’avenir capable de créer de la valeur et de répondre aux enjeux de la transition environnementale. L’explication a été ratée.
Ne craignez-vous pas la concurrence de ce nouvel ensemble qui réunira les deux plus gros acteurs de l’eau, et ce, même si des activités sont appelées à être cédées ?
Dans l’immédiat, il faut que la Commission européenne se prononce sur des sujets de risque de monopole. Le plus tôt sera le mieux car, pour l’instant, lors des appels d’offre, nous sommes face à deux concurrents qui, en réalité, ne vont faire qu’un. Néanmoins, il faut garder en tête que la France est un marché qui ne compte que trois grands opérateurs. On pense trop de manière franco-française. À l’étranger, j’ai connu la concurrence face à quinze offres. C’est autre chose. Il faut être prêt à se battre.
Propos recueillis par Olivia Vignaud