Les prix des acquisitions résistent aux chocs
Stupeur et tremblements dans le monde du M&A. La pandémie a mis l’économie à rude épreuve et suspendu bon nombre de transactions au printemps 2020. Et ce, alors que le marché mondial des fusions-acquisitions connaissait jusque-là une décennie de croissance. Dès la fin du premier trimestre 2020, il accusait un recul de 39,1 % en valeur par rapport à la même période l’année précédente selon Mergermarket, soit près de 563,7 milliards de dollars de deals. Les valorisations n’ont pas échappé à la règle. Elles ont ainsi reculé à leur niveau de 2014, à 10,7 fois l’Ebitda contre 11,3 fois au premier trimestre 2019.
Une polarisation des transactions
La baisse du niveau des valorisations s’est davantage observée en Europe à 8,8 fois l’Ebitda, contre 10,5 fois outre-Atlantique. Quand le Vieux Continent signait son plus faible volume trimestriel depuis 2006, Mergermarket enregistrait 48,9 milliards d’euros de transactions dans la région pour 203 deals. Sans surprise, la distribution et la grande consommation étaient les plus durement touchées, avec un prix médian à 7,4 fois l’Ebitda dans le monde selon Refinitiv, chutant à 1,7 fois l’Ebitda en Europe. Le domaine financier, lui aussi, était frappé, valorisé en moyenne 7,3 fois à l’échelle mondiale et 6,9 fois sur notre continent.
Côté gagnants, le marché s’est focalisé sur quelques secteurs en vogue. Ainsi, la santé, le digital ou les services financiers ont maintenu leurs niveaux de valorisation historiquement élevés. L’IT devrait connaître une accélération en 2021 après une récession exceptionnelle de 9 % en 2020. La tech n’a pas échappé aux foudres de la crise, néanmoins dans une moindre mesure. L’impératif de transformation digitale renforcé par les mesures sanitaires lui confère ainsi de belles perspectives. À noter que les valorisations des ESN et des logiciels profitent d’une bonne visibilité en termes de chiffre d’affaires. Les acteurs de la tech mettent en avant leur volonté de se recapitaliser, soit par adossement soit auprès de fonds d’investissement. Atteindre une taille critique suffisante s’avère essentiel pour ne pas rater la reprise. En Europe du Sud, en particulier dans la péninsule ibérique et en Italie, les opérations d’infrastructures tirent l’activité M&A. Les revenus des autoroutes ou des énergies renouvelables demeurent plus aisés à prévoir en période de pandémie. Quant à l’hôtellerie et les loisirs, les actifs en difficulté devraient se multiplier à la vente d’ici fin 2021, voire 2022.
L’année 2020 qui s’annonçait catastrophique a finalement tenu. Refinitiv dénombre ainsi plus de 3 600 milliards de dollars de deals déclarés. Soit seulement 5 % de moins que l’année précédente grâce à une reprise exceptionnelle au deuxième semestre. Au regard des perspectives de croissance économique faibles, les entreprises recourent aux synergies par croissance externe. Aussi, contrairement à 2008, que l’on a un moment voulu comparer à la crise de Covid-19, le marché du financement est resté ouvert. Enfin, les méga deals ont contribué à l’envolée des valorisations.
Le non-coté européen atteint un nouveau record
Coup de théâtre, fin 2020, les multiples de valorisation des sociétés de la zone euro atteignaient un nouveau record. L’Argos Index, qui enregistre les prix payés des PME non cotées européennes, affichait une moyenne de 11,1 fois l’Ebitda, alors que la courbe oscillait entre 9 et 10,5 fois l’Ebitda depuis 2018. Les trois derniers mois de l’année battent, de loin, tous les niveaux historiques. Comme tous les segments, le mid-market a vu son activité réduite aux premier et deuxième trimestres, entraînant une baisse des prix dans sa chute à respectivement 9,3 puis 9,2 fois l’Ebitda. Un repli dû à l’effet de surprise de l’ensemble des acteurs économiques et l’absence de visibilité pendant le confinement de printemps. Toutefois, la levée des restrictions à l’été aura permis au M&A de reprendre son cours au troisième trimestre et, aux prix, de retrouver leur niveau d’avant la crise.
Acquéreurs stratégiques comme fonds d’investissement ont contribué à l’augmentation des prix. Fait rare, les multiples déboursés par les financiers rattrapent ceux des industriels qui tiraient la hausse depuis deux ans. Et ce, malgré l’absence de synergies. Ainsi, les fonds auront payé en moyenne 11,2 fois l’Ebitda alors que le multiple n’avait jamais dépassé les 10 fois. En outre, la corrélation avec les marchés boursiers éclaire également la hausse de l’Argos Index. Mieux valorisées, les sociétés cotées peuvent réaliser davantage d’acquisitions. Parmi les acquéreurs stratégiques de cibles privées, 75 % sont cotés. En revanche, les opérations à très fort multiple se sont stabilisées. Au deuxième semestre, 19 % des transactions se sont bouclées avec des multiples supérieurs à 15 fois l’Ebitda, contre 20 % pour les six derniers mois de 2019. Mais seulement 2 % d’entre elles l’ont été à des prix au- delà de 20 fois l’Ebitda.
Trois facteurs expliquent la dynamique exceptionnelle de hausse des multiples de valorisation. L’économie s’est tout d’abord montrée solide face à la crise. Après l’inquiétude, est venu le temps du soulagement et de la reprise. Puis, comme toujours, l’abondance de liquidités partout dans le monde, chez les corporates comme les fonds d’investissement, a joué un rôle majeur dans les niveaux de valorisation. Enfin, le marché des fusions-acquisitions s’est contracté en volume, à hauteur de 15 % sur l’année et de 36 % en valeur. Ainsi, le mouvement de ralentissement, déjà amorcé en 2019, se poursuit. La crise de Covid-19 a également provoqué un repli sur des secteurs traditionnellement valorisés plus cher. D’ailleurs, la santé et le digital à eux seuls représentent deux tiers des volumes des transactions enregistrées par l’indice au quatrième trimestre.
Tendance dans la durée ou bulle ?
Le marché se situe dans une dynamique de rebond. Depuis plusieurs mois déjà, le flux d’opportunités augmente et les acteurs du M&A s’attendent à une reprise, au-delà des sphères jusqu’à présent privilégiées de la santé et du digital. D’une part, parce que certaines branches de ces domaines peuvent elles-mêmes être touchées. D’autre part, du fait de la résistance d’entreprises dans d’autres secteurs moins attractifs qui réussissent à atteindre leur budget initial pré Covid.
Mais, tant que les taux longs resteront aussi bas et que l’épargne aura du mal à trouver des rendements sur les marchés cotés, les niveaux de valorisation demeureront élevés. Toutefois, on peut s’interroger sur l’éventualité d’une bulle à la manière dont les opérations sont financées. L’effet de levier ne cesse de croître et plus de la moitié des transactions atteignent des niveaux de dette supérieurs à 6 fois l’Ebitda. Une situation qui ne permet pas de rembourser le levier par les cashflows de l’entreprise, mais qui table sur un maintien de l’augmentation des multiples de valorisation.
Un sujet qui ne manque pas d’inquiéter la Banque centrale européenne. Depuis 2017, l’institution demande une limitation des montants de dette à 6 fois l’Ebitda. Or, ce seuil a été dépassé pour 60 % des nouveaux prêts selon Bain & Company. Outre-atlantique, le taux atteint même 80 %. Ces niveaux d’endettement ne concernent toutefois que certains secteurs comme la santé ou le digital, moins cycliques et moins demandeurs de capitaux. À cela s’ajoute un taux de base nul, contre 5 % en 2008, qui devrait permettre aux emprunteurs de traverser la crise.
Anne-Gabrielle Mangeret