X. Desmaison (Antidox) & J.-M. Bally (Aster) : "Le grand sujet, c’est de repenser le fonctionnement des entreprises"
Décideurs. Dans votre livre Junk Tech vous abordez le mythe de la Silicon Valley pour mettre en avant l’importance du marketing dans la réussite des sociétés, comment expliquez-vous une telle différence de traitement en Europe ?
Xavier Desmaison. Par l’expression de "junk tech", nous prenons une approche critique, mais bienveillante, à l’égard de la tech telle qu’elle s’est développée dans les vingt dernières années, notamment aux États-Unis. Nous voulons dire que cette technologie s’est diffusée largement en jouant sur des leviers psychologiques, notamment en contentant l’ego, davantage que technologiques. Un peu comme pour la "junk food", nous sommes addicts aux likes que nous avons sur nos réseaux sociaux, aux mails qui vibrent légèrement sur notre téléphone quand ils sont téléchargés, au nombre de pas que notre montre connectée compte. Ce n’est pas la tech qui compte ici, c’est "Narcisse", c’est le marketing, c’est les habitudes créées, l’usage.
Nous pensons que les Européens ont cru au mythe de la domination technologique de la Silicon Valley et n’ont pas suffisamment compris que ce qui importe est d’abord un facteur que nous avons appelé "marketing". Celui-ci traduit surtout l’idée de vouloir faire, de façon presque obsessionnelle, quelque chose que les gens veulent utiliser et réutiliser, avoir en permanence avec soi, ne pas quitter. Étonnamment, les fournisseurs de biens et services passent leur temps à oublier ce qui légitime pourtant leur existence. Ce que nous disons avec Jean-Marc peut sembler étrange dans un moment où l’on valorise le "tech guy", l’intelligence artificielle ou les algorithmes, mais, pour le dire vite, est-ce la domination technologique ou le facteur marketing qui a conduit l’IPhone à l’emporter sur les téléphones Nokia ?
Jean Marc Bally. Avec ce livre, il s’agissait, en mettant l’accent sur la Californie qui symbolise un terreau plus fertile, d’analyser comment la technologie se retrouve en réalité au service du marketing qui, lui, sert le narcissisme grandissant des consommateurs. Cela permet d’expliquer pourquoi des sociétés très développées sur le plan de la technologie, se soumettent à leur propre plafond de verre et se cantonnent au développement de leurs produits. Il reste évidemment possible de réussir sans utiliser le marketing pour faire la promotion de la technologie, mais c’est passer à côté de l’engouement pour la culture de l’ego.
L’idée a été de revenir sur la manière dont les gens sont éduqués. À partir des années soixante-dix, nous avons constaté un schisme dans les méthodes d’éducation. Celles-ci se sont éloignées du contrôle et de la rigueur pour tendre vers le développement de soi. Ce changement, intrinsèquement, n’est pas mauvais en soi mais il fait parfois passer la confrontation à l’autre au second plan et voit naître de nouvelles générations de plus en plus centrées sur elles-mêmes. D’un point de vue commercial, il est évidemment intéressant de s’approprier cette tendance grandissante.
En France, et plus largement en Europe, les sociétés n’ont pas encore compris cette approche. Elles restent dans l’autopromotion du produit, de plus en plus design et pratique, de façon à démontrer sa compatibilité avec les besoins d’une personne. En procédant ainsi, on n’évoque pas le développement du client ou de l’entreprise. Les sociétés américaines, elles, font la différence sur ce point.
L’Histoire donne aussi matière à réflexion. Elle est l’un des facteurs qui influent le plus les stratégies en la matière. Dans les régions historiquement plus récentes, comme en Californie ou en Israël, le collectif n’est pas ancré dans un imaginaire. En Europe, nous sommes attachés à celui de l’invention au lieu de penser à servir le développement du client. À l’inverse de cette idée, selon laquelle l’efficience serait la clé de voûte de la réussite d’une entreprise avec des développements successifs de produits, nous défendons la thèse de la technologie au service du marketing.
Jean Marc Bally, vous êtes managing director, managing partner et fondateur d’Aster, et investissez dans des dizaines de sociétés. La valeur aujourd’hui se trouve-t-elle dans le marketing ?
J.-M. B. C’est ce que Xavier et moi avons observé depuis quelques années, avant d’en tirer une conclusion. Parce que nous cherchions à comprendre pourquoi, sur ce point, les sociétés américaines étaient plus performantes que les européennes. En s’intéressant de plus près aux différents acteurs, nous avons rapidement vu que le point clivant n’était pas la technologie. La réussite des sociétés de la Silicon Valley ne pouvait pas s’expliquer par la seule mise en avant du marketing, une stratégie assez mal vue en Europe, et se réalisait par une promotion des aspects technologiques. Derrière cet écran de fumée, il était clair qu’une grande partie de la valeur de ces entreprises tenait à leur marketing.
D’ailleurs, aujourd’hui, nous nous efforçons de prendre en compte cette méthode dans nos critères de sélection de nos investissements même si la période d’évaluation des personnes et de la société est relativement courte.
Vous passez votre quotidien à accompagner les dirigeants, que leur dites-vous pour développer leur leadership ?
X. D. Le grand sujet, c’est de repenser le fonctionnement des entreprises. Évidemment tous les dirigeants s’emploient à améliorer l’efficience de l’entité dont ils ont la responsabilité, ce travail leur revient. Cependant le risque pour eux est de se retrouver phagocytés par cette approche et de passer leur temps à vouloir tout optimiser, au lieu de se concentrer sur ce qui importe vraiment : la valeur apportée au client, la réinvention de cette valeur, sa projection sur le temps long. Il n’est pas toujours facile de sauter le pas et de se détacher de cette quête permanente d’efficience, notamment au sein des grands groupes. Or, l’enjeu pour la dirigeante ou le dirigeant est d’abord de se concentrer sur le développement de biens et services que le consommateur va avoir envie d’utiliser et réutiliser, donc le rendre "addict" au bon sens du terme. C’est-à-dire que leur utilité, leur plaisir d’usage, la valeur qu’ils apportent à l’individu sont massifs. Dans une version plus institutionnelle, c’est la question de la raison d’être de l’entreprise : en quoi mérite-t-elle d’exister ? Qu’est-ce qui conduit le consommateur à payer ? Qu’est-ce qui justifie que la société et l’Etat tolèrent, aident et protègent l’entreprise ?
J.-M. B. Le moment le plus propice pour y parvenir, c’est lorsque l’entreprise est au bord du gouffre. Ainsi Airbnb, qui était proche de mettre la clé sous la porte, a réussi ce pivot. C’est cependant plus difficile pour un grand groupe qui a encore la capacité de peaufiner son rendement, car il n’aura pas de raison fondamentale de réaliser ce changement. Une autre différence importante entre les dirigeants américains et européens réside dans leur mindset. Outre-Atlantique, nous n’avons pas nécessairement affaire à des "technologues", l’important tient à la culture qu’ils créent et le fait de croire au marché plus qu’au produit finalement.
X. D. Nous ne disons pas que les dirigeants européens ne sont pas capables de réussir à mobiliser cet état d’esprit. En réalité, nous y arrivons très bien dans la mode et le luxe, ou nous sommes capables de créer des objets iconiques, qui font rêver autour de la planète, et de générer des attractions fortes comme cette mode que l’on vient du monde entier très régulièrement découvrir au cours des fashion weeks à Paris. Bernard Arnault réussit très bien à attirer les meilleurs créateurs mondiaux et à les laisser s’exprimer. Simplement, nous y arrivons moins bien dans la tech, ou l’obsession de la technologie et des fonctionnalités fait parfois oublier la finalité de tout ceci.
Ces cinq dernières années, nous connaissons un effet de rattrapage de ce phénomène de "junk tech" en France, comment analysez-vous ce mouvement ?
J.-M. B. C’est principalement sur le digital que s’est opéré ce mouvement. Dans ce secteur, il ne suffit pas de rester sur le produit et sur la tech, il y a une nécessité de faire adhérer les gens. C’est intéressant car les sociétés sont embarquées dans ce nouvel état d’esprit, sans forcément avoir à se poser la question. De plus, il n’y a pas l’approche territoriale avec le digital, faire du "made in France" n’est pas la priorité. En étant moins ancré sur son code pays, cela contribue à fédérer le plus largement possible.
Lorsque vous parlez de "Junk Tech", faut-il surfer sur la vague ou vous inscrivez-vous en opposition ?
X. D. La vague est surfable et surfée mais de plus en plus surfaite. Avec le terme de "junk" qui rappelle la "junk food" ou les "junk bonds", nous avons aussi voulu souligner la dimension critique. La Junk Tech arrive peut-être au bout de son histoire en allant trop loin dans la stimulation de l’égo, au point que les utilisateurs finissent par s’en détourner. Concernant des outils qui ne sont pas indispensables, cette tendance va sans doute durer encore un peu mais elle devrait aussi s’essouffler à terme. Le décrochage opéré avec le confinement a aussi fait prendre conscience à beaucoup de notre addiction, mais aussi d’un désir profond de se détacher de ces technologies.
Désormais, il semblerait que celles-ci plongent les utilisateurs dans un flux d’informations tel qu’il les sollicite à l’excès - trop d’informations à lire et partager, trop d’émotions négatives, trop de sollicitations… -, mais surtout qui ne sert pas le "Narcisse" ou leur développement personnel. Dans nos approches sur les réseaux sociaux, nous sommes de plus en plus attentifs à proposer des contenus et des expériences qui tiennent compte de ces nouvelles aspirations. On en arrive donc à imaginer de nouveaux usages de cette addiction, pour des technologies à haute valeur ajoutée, par exemple autour de la notion de "tech for good" : utiliser ces mécanismes pour réduire les gaspillages, prendre le temps, aider les autres, créer...
J.-M. B. La Covid est un événement qui a touché la quasi-totalité de l’humanité au même moment, ce qui n’était jamais arrivé dans l’histoire de l’Homme. D’ores et déjà, une partie de la population remet en cause ses aspirations. De nouvelles attentes vont se créer. C’est tout le défi qui se présente aux entreprises aujourd’hui, celui de les devancer et d’aller au-devant de celles-ci, qu’il s’agisse de la façon de vivre, de travailler, ou encore de voyager.
Propos recueillis par David Glaser