Agnès Pannier-Runacher : "La relance de l’industrie dépend de la situation sanitaire des autres pays"
Décideurs. Comment se porte la filière industrielle, quelques mois après le début de la crise ?
Agnès Pannier-Runacher. À la différence de certains secteurs, l’industrie a un fonctionnement opérationnel quasi normal. Les protocoles sanitaires s’ajoutent aux protocoles de sécurité, bien connus du secteur, et pèsent moins sur le fonctionnement des sites que dans d’autres domaines. Économiquement, l’industrie est toutefois confrontée à des situations très hétérogènes. Certaines filières ne sont absolument pas touchées, comme l’eau ou le traitement des déchets. D’autres sont en croissance d’activité, telles que la santé, tandis que certaines subissent de fortes pressions sur leurs carnets de commandes. Je pense à l’aéronautique et, dans une moindre mesure, à l’automobile, qui s’est mieux redressée qu’attendu. L’enjeu pour l’industrie n’est pas le même que pour d’autres secteurs. L’enjeu, c’est la reprise des échanges internationaux et la possibilité de négocier de nouveaux contrats. La relance de l’industrie est dépendante de la situation sanitaire des autres pays.
Comment vous êtes-vous organisés pour que les entreprises sachent à quelles aides elles peuvent prétendre ?
Début septembre, nous avons finalisé un guide à destination des entreprises, qui leur permet de savoir à quelles aides elles ont droit, dans le cadre du plan de relance mais aussi de manière plus large. Ce guide parcourt les différents besoins : exporter, investir, former, décarboner, etc. Il a été mis à disposition des chambres de commerce et d’industrie, à qui j’ai demandé d’appeler toutes les PME industrielles pour leur présenter le plan de relance et leur envoyer ensuite le document en version numérique. Nous avons un suivi des sujets qui remontent comme étant prioritaires pour les entreprises. Du côté de l’État, nous sommes chargés d’appeler toutes les entreprises industrielles de taille intermédiaire.
Ce travail porte-t-il ses fruits ?
Aujourd’hui, plus de 3 600 entreprises industrielles sur les 30 000 environ que compte la France ont commencé à s’inscrire sur la plateforme de Bpifrance dédiée aux appels à projets du plan "France relance". Et pour lesquels le gouvernement a prévu de consacrer 1 milliard d’euros d’aides directes dès 2020.
"Il faut savoir travailler par territoires et par secteurs pour apporter des réponses adaptées"
Parlez-nous de ces projets d’investissements productifs…
Depuis deux ans, l’initiative "Territoires d’industrie" vise à faire émerger des projets portés par des élus locaux et des industriels, qui sont ensuite validés par les préfets de région et les conseils régionaux. Dans le cadre de "France relance", nous avons débloqué une enveloppe spécifique qui permet de financer ces projets sans nécessairement avoir d’investissement de la part des régions. En octobre, nous avons annoncé les 30 premiers projets d’investissements productifs avec la région Bourgogne-Franche-Comté dont 21 sont situés en "Territoires d’industrie". Et nous devrions avoir bouclé l’enveloppe de 2020 dans les semaines à venir, avec plus de 200 projets toutes régions confondues.
Êtes-vous satisfaite de la répartition des tâches avec les régions ?
Nous agissons main dans la main avec les régions. Il faut savoir travailler par territoires et par secteurs pour apporter des réponses adaptées, ce que permet le dispositif "Territoires d’industrie". Nous avons donc un volet territorial du plan de relance, qui cible les investissements aux retombées socio-économiques importantes pour les territoires. Et nous avons un volet national qui cible les secteurs stratégiques (l’aéronautique, l’automobile, l’agroalimentaire, la santé, l’électronique, les intrants essentiels ainsi que les télécommunications 5G).
"Au 20 octobre, nous avions reçu 126 projets de relocalisation complets qui vont être étudiés par un comité de sélection"
Combien de dossiers de relocalisation avez-vous sur la table ?
Pour les relocalisations qui permettent de réintroduire des productions stratégiques et à dimension nationale, c’est l’État qui s’occupe du suivi des dossiers. Au 20 octobre, nous avions reçu 126 projets complets qui vont être étudiés par un comité de sélection. Les entreprises doivent justifier d’opérations transformantes pour bénéficier du soutien de l’État.
Le gouvernement intervient pour sauver le site Bridgestone de Béthune. Le cabinet de conseil Accenture a été mandaté pour évaluer la situation et vient de proposer un scénario alternatif. Expliquez-nous.
Accenture a d’abord validé les chiffres utilisés par Bridgestone pour justifier la fermeture de l’usine de Béthune. Le cabinet a également confirmé que les scénarios alternatifs envisagés par le groupe n’étaient pas viables. Il a néanmoins creusé une autre piste qui permettrait de transformer la production de pneus à faible valeur ajoutée en pneus à forte valeur ajoutée et ainsi sauver un peu plus de la moitié des emplois. L’investissement serait important mais bien moindre que les conséquences économiques et sociales qu’entraînerait la fermeture. L’hypothèse a été soumise à Bridgestone qui a fait des commentaires mais n’a pas invalidé cette approche.
Quel est le calendrier maintenant ?
Ce scénario doit faire l’objet d’un travail technique et de discussions avec les organisations syndicales pour décider si oui ou non il est une option acceptable. Dégager un gain de productivité de 25% à 40% nécessitera des efforts importants de la part des salariés et une prise de risque de la part de Bridgestone. Parallèlement, nous regardons l’installation d’activités alternatives sur ce même site, qu’il s’agisse de reprises d’activité ou d’une activité qui réutiliserait le savoir-faire des salariés. Sept sont encore à l’étude sur la trentaine de pistes que nous avions. Le scénario d’Accenture éviterait plus de la moitié des 843 licenciements annoncés. Néanmoins, Bridgestone pense qu’il existe des scénarios alternatifs meilleurs pour les salariés. Nous devons envisager les différentes possibilités.
L’État est-il prêt à utiliser toute la boîte à outils à sa disposition pour sauver les entreprises (investissement, nationalisation, etc.) ?
Le gouvernement dispose de nombreux outils mais je ne fais pas partie des démagogues qui font croire qu’avec des capitaux étatiques on peut redresser un site qui va mal. C’est mentir aux salariés que de leur faire miroiter qu’en prenant des parts, leur société captera de nouveaux clients et sera viable. En revanche, investir pour moderniser une activité, je le fais volontiers car cela permet de construire un avenir durable.
Le Brexit arrive à grand pas et les négociations entre l’Union européenne et le Royaume-Uni semblent dans l’impasse. Quels sont vos conseils pour les entreprises françaises ?
Le Royaume-Uni a décidé de mettre une frontière entre lui et l’Europe. Même si un accord était trouvé avant 23h59 le 31 décembre, celui-ci ne changerait pas, d’un coup de baguette magique, les effets liés au choix du peuple britannique. Une frontière sera dans tous les cas instaurée. Je conseille aux entreprises de vérifier si elles sont concernées par le Brexit. Il suffit qu’un de leurs fournisseurs leur livre des pièces qui viennent du Royaume-Uni pour qu’elles soient touchées indirectement. D’autres le sont directement. En tout, 100 000 entreprises françaises importent du Royaume-Uni et 30 000 exportent vers ce pays ; elles doivent s’assurer qu’elles sont prêtes pour franchir les frontières, pour dédouaner les marchandises, etc. Nous sommes à la disposition des entreprises pour les aider à se préparer. Celles-ci peuvent aller sur le site brexit.gouv.fr afin d’établir leur auto-diagnostic. Le questionnaire leur permet de faire leur "to do list" avant le 1er janvier 2021 et d’anticiper les difficultés.
Propos recueillis par Olivia Vignaud