Philippe Waechter (Ostrum AM) : "L’Europe ne forme plus une communauté homogène"
Décideurs. Quel bilan tirez-vous des politiques menées par les banques centrales ?
Philippe Waechter. Elles ont agi très rapidement. Les banques centrales jouent aujourd’hui un rôle de buvard pour toutes les émissions obligataires d’État et d’entreprises, de façon encore plus marquée aux États-Unis. En ce moment, la Réserve fédérale américaine (FED) en acquiert 75 milliards de dollars par jour. Ces rachats sont très nettement supérieurs à ceux qui étaient appliqués lors des précédentes opérations de quantitative easing (QE). Pour la Fed, au plus fort de la politique d'assouplissement quantitatif menée par Ben Bernanke, 120 milliards de dollars de titres étaient achetés par mois. Désormais, l’institution américaine est prête à intervenir à tous les échelons. Elle assure certaines fonctions qui sont du ressort des Etats en Europe.
La stratégie dite de l’« helicopter money » est souvent évoquée pour relancer l’économie européenne. La Banque centrale européenne pourrait-elle mettre la main à la poche ? Cette politique vous semble-t-elle réaliste ?
La pandémie a provoqué un terrible choc sur l'offre et sur la demande provoquant une grande incertitude. La population est inquiète et préfère thésauriser. Le taux d’épargne en Europe a d’ailleurs bondi très fortement. L’idée de l'helicopter money, une fois la crise sanitaire passée, serait de relancer l’économie en permettant aux banques centrales de donner directement de l'argent aux consommateurs, en passant au-dessus du système bancaire. Cependant, la situation n'est pas simple car la sortie du confinement ne sera pas associée à la fin de l’incertitude. Il y aura probablement une deuxième voire une troisième vague d'épidémie. Tant qu’il y aura de l’incertitude, il est peu probable de voir les ménages retrouver de hauts niveaux de consommation. Des mesures dites « d’helicopter money » ne seraient alors pas efficaces.
"La politique de l’« helicopter money » peut engendrer une perte de confiance des Européens dans le système"
Quelles formes pourraient prendre des mesures de relance de la consommation ?
Tout est une question de communication. Est-ce aux banques centrales ou au gouvernement d’agir ? Une baisse d’impôt serait possible mais pour quoi faire lorsque le taux d'épargne a presque doublé ? Subventionner les ménages ne serait pas efficace à ce stade du cycle. Les mesures prises par le gouvernement américaine sont plus des parades face à la dégradation sans précédent du marché du travail depuis la mi-mars. Ce n'est pas une relance, juste une aide pour éviter les drames.
Les dépenses des ménages seront conditionnées par l'incertitude sanitaire et l'incertitude sur le marché du travail. Celle-ci dépendra de la trajectoire de l'économie. Si le rebond est médiocre en 2021, personne ne sera rassuré sur l'allure du marché du travail. Les dépenses de consommation resteront réduites.
Et si la BCE intervenait elle-même ?
Si elle voulait intervenir directement sur le consommateur, au-delà des mesures déjà prises, elle pourrait mettre en place une forme de relance via l'helicopter money, l'ouverture d'un compte pour chaque Européen dans ses livres pourrait être une solution. Ces derniers recevraient alors une carte bancaire pour dépenser cet argent. Mais pour que le mécanisme soit efficace, il faudrait pousser les consommateurs à dépenser rapidement leur argent, en y intégrant un délai assez court. C'est un moyen de passer au-dessus du système bancaire. Ses défenseurs considèrent généralement que les banques ne font pas bien leur travail. Il y a une dimension politique forte.
Cette politique de l’« helicopter money » a aussi ses inconvénients. Elle peut engendrer une perte de confiance des Européens dans le système. La capacité de consommation d’un ménage est en partie liée à sa rémunération professionnelle. Avec ce mécanisme, on entre dans une logique différente. On observerait un délitement entre ce qu’un individu perçoit et son travail.
"La BCE va gérer la dette publique européenne dans la durée"
L’Italie pousse pour la création d’eurobonds, aussi appelés coronabonds. L’Allemagne préfère quant à elle utiliser le mécanisme européen de stabilité (MES) pour soutenir les économies les plus fragiles. Ces deux outils sont-ils tout aussi efficaces ?
Le problème posé par le MES est que son utilisation est conditionnée par des mesures structurelles sur le budget de l'Etat qui y a recours. C'est pour cela que les Italiens y sont opposés. On voit bien que dans le cas d'une épidémie ce n'est pas la bonne solution. L'objectif doit être de traiter le choc sanitaire de façon collective mais aussi sans que cela ne perturbe trop les équilibres budgétaires.
Face à un choc collectif, la réponse doit être de mutualiser le risque car personne n'est franchement épargné et ce n'est pas une question budgétaire. Les coronabonds, des titres émis spécialement pour faire face à l'épidémie, pouvaient être une réponse mutualisée dans le temps et entre européens. C'est aussi cela le rôle de la dette publique. Mais les Pays-Bas notamment s'y sont franchement opposés.
Tourner le dos au eurobonds serait-il le signe d’un rendez-vous raté pour l’Europe ?
Les Allemands et les Néerlandais peuvent donner le sentiment aux Espagnols et aux Italiens qu’ils se sentent moins concernés. Ces deux pays passent un peu à côté de l’histoire aujourd’hui. L’Europe ne forme plus une communauté homogène. À la vue de la crise épidémique que nous traversons, on peut se demander ce qu’il doit arriver pour que les Hollandais acquièrent une vision collective de l’Europe. On est très loin de la déclaration de Draghi sur le Whatever it takes qui reposait sur l'idée majeure que les européens voulaient avant tout vivre ensemble. C'était le projet politique fort dans lequel la monnaie s'inscrivait. Cela semble moins pertinent en ce moment.
Cette accélération du recours à l'endettement des États pose également le problème de la gestion des dettes à long terme.
C’est une question très complexe car tous les pays n'ont pas les mêmes contraintes. Aux USA, le Trésor et la Banque centrale se complètent. L'un émet de la dette, l'autre l'achète. De la sorte, si l'on consolide les finances publiques aux USA, l'émission nette de dette n'est pas si importante. En zone Euro, il y a dix-neuf pays et une seule banque centrale. En conséquence, il est impossible de consolider les Trésor et les BCE. Au-delà des difficultés techniques, il est probable que de nombreux pays ne le souhaiteraient pas. La BCE va gérer la dette publique européenne dans la durée. Son bilan va se gonfler et rester très élevé pendant très longtemps. Est-ce grave ? Non si cela a permis de régler la question sanitaire dans de bonnes conditions. La vraie difficulté est davantage politique qu'économique pour les raisons déjà évoquées.
"Il est inimaginable de penser que l’on va effacer uniquement la dette de la BCE"
Un effacement de la dette est-il possible ?
C’est une idée qu’on lit souvent mais qui ne fonctionne pas. Si on efface la dette publique, que deviendra l’assurance vie des Français ? Et il est inimaginable de penser que l’on va effacer uniquement la dette de la BCE. Ce n’est pas crédible. Nous vivrons probablement pendant très longtemps avec un bilan de la BCE plus élevé. Il va falloir gérer cette dette. Cela obligera les États à devenir plus efficaces dans leur processus économique.
Quels sont vos scénarios économiques de sortie de crise ?
La question centrale porte sur la capacité des entreprises et des consommateurs à dépenser rapidement et fortement à la sortie de cette épidémie. Tant que les risques de nouvelles vagues ne se sont pas estompés ou qu’un vaccin n’a pas été pas trouvé, ils demeureront prudents. Il est évident que la dynamique macroéconomique va être pénalisée durant cette période. Avant la crise, les économies occidentales n’avaient d’ailleurs pas une croissance très importante. La dynamique économique sous-jacente est donc limitée. La capacité de rebond est par conséquent réduite. Selon nos prévisions, en France, c'est entre 2023 et 2026 que le PIB retrouvera son niveau moyen de 2019. Cela dépendra du scénario mais l'on voit que le choc sanitaire aura un coût élevé dans la durée. Nous anticipons aussi de vrais problèmes sur l’emploi car à un PIB plus réduit en niveau sera associé un emploi plus réduit. Durant cette période, l’État va conserver un rôle économique prépondérant pour faciliter les embauches et être une source d'impulsion et d'incitations sur l'investissement via l'investissement public. L'élément pivot sera la capacité de l'Etat à se mobiliser sur l'investissement public pour créer un élan et poser les jalons sur la trajectoire que l'économie pourrait suivre.