Le Coronavirus, un cas de force majeure pour les entreprises ?
Le 28 février, le ministère de l’Économie évoquait le cas de force majeure au sujet de l’épidémie de Covid-19. Une qualification employée à dessein qui permet, en l’espèce, au gouvernement de ne pas appliquer de pénalités de retard pour les marchés publics. Cette décision entre dans le cadre du plan de soutien de Bercy aux entreprises. Si elle peut être invoquée pour les accords passés entre l’État et le secteur privé, la force majeure peut-elle l’être également dans les contrats commerciaux passés entre sociétés ? À quelles conditions ? Les épidémies sont-elles concernées par ce dispositif ? Quels sont les avantages et les inconvénients de ce dispositif ? Éléments de réponse.
En droit français, la force majeure – mécanisme qui permet de suspendre dans le temps les engagements des prestataires – est prévue par l’article 1218 du Code civil. Trois éléments doivent être réunis pour qu’elle soit caractérisée. D’abord : l’extériorité. Il s’agit d’un événement échappant au contrôle du débiteur. Ensuite, l’imprévisibilité : cet événement ne pouvait être raisonnablement prévu lors de la conclusion du contrat. Enfin, son irrésistibilité, à savoir que ses effets ne peuvent être évités par des mesures appropriées.
Du cas par cas
Comment invoquer la force majeure ? Il existe deux grands cas de figure : soit le contrat qui lie le prestataire et le bénéficiaire inclut une clause sur le sujet, soit il n’en fait pas mention. « Les entreprises doivent étudier chacun de leur contrat pour vérifier s’il contient une clause de force majeure et si elle a été aménagée », explique Patrice Grenier, fondateur de Grenier Avocats. Il faut alors vérifier si cette clause est étendue, restreinte ou si des événements constitutifs de la force majeure sont listés, tels que des mesures gouvernementales ou des maladies. L’accord peut en effet faire référence directement à des épidémies ou, au contraire, exclure certains aléas. En France, les risques de grève, de catastrophes naturelles ou d’injonctions gouvernementales qui entraîneraient une suspension du contrat sont bien plus couramment cités que ceux en lien avec une pandémie. Si le contrat ne contient pas de clause, alors la force majeure s’applique telle que définie par le Code civil.
La jurisprudence
Reste à savoir si la pandémie de Covid-19 entre dans le champ d’application de ce mécanisme. « La seule existence d’une épidémie ne suffit pas à elle seule à constituer un cas de force majeure », pointe Jean-Pascal Bus, avocat associé du cabinet d’avocats Norton Rose Fulbright. En effet, jusqu’à présent, la jurisprudence française avait tendance à écarter cette qualification. Ce fut le cas pour la grippe H1N1, la peste, le virus de la dengue ou encore le Chikungunya.
À chaque fois, « la décision des juges a été très fortement influencée par les circonstances d’espèce, écrivent Aliénor Fevre et Xinyu Hu, respectivement avocate et counsel chez CMS Francis Lefebvre Avocats dans une note publiée sur le sujet. À titre d’exemple, les juges ont considéré que l’épidémie de grippe H1N1 ne pouvait pas constituer un événement de force majeure dans la mesure où cette épidémie avait été largement annoncée et prévue, et ce, avant même la mise en place de la réglementation sanitaire. En ce qui concerne la peste, il a été jugé que l’épidémie n’était pas suffisamment certaine ou grave, qu’aucune instruction n’avait été donnée aux compagnies aériennes ou aux agences de voyage pour éviter la région (l’Inde, ndlr) et qu’en tout état de cause une protection contre le risque de contagion pouvait être assurée par la prise préventive d’antibiotiques. »
"La seule existence d’une épidémie ne suffit pas, à elle seule, à constituer un cas de force majeure"
Plusieurs éléments doivent être gardés à l’esprit en ce qui concerne la pandémie actuelle. Les contrats signés postérieurement à la survenance du risque ne seront pas concernés. C’est-à-dire très vraisemblablement ceux passés depuis mi-février, selon les estimations des professionnels du droit. Pour les autres, « les conditions d’extériorité et d’imprévisibilité semblent remplies. Reste celle de l’irrésistibilité à trancher afin de savoir si les effets pouvaient être évités par des mesures appropriées », estime Jean-Pascal Bus. Ce qui va se décider au cas par cas. Des chantiers qui seraient stoppés, alors même que le gouvernement autorise, voire pousse, les ouvriers à poursuivre leur travail, rentrent-ils dans cette case ? « S’il n’est pas interdit d’envoyer travailler des salariés, la force majeure se discute. S’il relève de la volonté des salariés de ne pas travailler, il y a de grandes chances que la force majeure soit qualifiée », analyse l’associé de Norton Rose Fulbright.
L’imprévision
Un autre moyen que la force majeure peut être soulevé par les contractants, dont l’activité est impactée par l’épidémie. Il s’agit de l’imprévision, notion qui a fait son entrée dans le Code civil en 2016. « Dans un contrat, il peut être prévu que, si un événement survient et augmente de manière sensible le coût de la prestation, comme le cas du virus, il devient possible de renégocier son prix », explique Patrice Grenier. L’augmentation du cours de l’acier, par exemple, pourrait rendre plus onéreuse l’exécution d’un chantier et pousser le prestataire à renégocier le contrat. Dans le cas d’une épidémie, les actions mises en place pour que la prestation puisse être honorée malgré le confinement pourraient coûter très cher.
La force majeure, comme l’imprévision sont-elles invoquées actuellement par les entreprises françaises ? « En pratique, les parties essaient surtout de négocier autour de ces deux notions, constate Jean-Pascal Bus. Il y a un imprévu avec des conséquences financières auxquelles il faut trouver une solution. ». Une société d’hydrocarbure qui n’arriverait pas à livrer autant de marchandises que prévu pourrait trouver un terrain d’entente avec son client qui, lui, aurait des besoins moins importants à cause de l’épidémie. Patrice Grenier évoque des solutions ingénieuses pour contrer les effets de la crise : par exemple, « les prestataires anticipent une rupture d’approvisionnement. On peut imaginer créer des pools de prestataires issus de différents pays confrontés à la crise mais pas exactement au même moment. Les Chinois fabriqueraient du stock pour les autres qui les dédommageraient pour ce qu’ils ont perdu précédemment et ainsi de suite avec d’autres territoires. »
Dans l’éventualité où les parties ne trouveraient pas d’accord, si le juge considère que l’épidémie relève de la force majeure le contrat sera suspendu pour une durée limitée (généralement de trois à six mois lorsqu’elle n’est pas prévue précisément dans les accords). « La suspension ne peut pas permettre à l’autre partie d’annuler le contrat, sauf à ce que la cause de cette suspension soit définitive. Ce qui voudrait dire que l’épidémie ne s’arrêterait pas. Si le bénéficiaire résilie malgré tout le contrat, ce sera à ses torts et donc à ses frais », poursuit Patrice Grenier. L’imprévision ne prévoit, elle, pas la suspension de la prestation mais la renégociation de son prix.
Les sociétés chinoises commencent à faire jouer la force majeure, soutenues par les autorités. Côté français, le vocabulaire guerrier employé par Emmanuel Macron devrait faciliter les démarches pour les entreprises hexagonales qui voudraient invoquer ce moyen, puisque guerre rime avec imprévisibilité et extériorité. Les professionnels du droit constatent néanmoins surtout des renégociations. Pragmatisme oblige.
Olivia Vignaud