Private Equity : le marché au point mort ?
"C’est mort !". "Personne ne fera un deal maintenant". "On est un peu dans une logique de fin du monde, nul ne sachant de quoi sera fait le jour d’après". Les professionnels de la sphère transactionnelle ne passent par quatre chemins pour décrire le peu d’activité qui les anime en ce moment. La faute au Covid-19, évidemment.
Incertitudes
Il est loin le temps où, début mars encore, quelques dealmakers résistants présageaient que l’épidémie de Coronavirus serait balayée d’un revers de la main et ne créerait que de légères secousses de marché. Aujourd’hui, de la même manière que le confinement s’est imposé aux plus libres d’entre nous, la mécanique des deals s’est arrêtée pour les investisseurs les plus dynamiques. Les opérations en début de "négos" ont reçu une fin de non recevoir, et celles qui se trouvaient à quelques encablures du "signing" sont ajournées. Le confinement, justement, est le premier responsable de cette apathie transactionnelle : la mise en place de data rooms, même numériques, est compliquée, et les roadshows le sont davantage encore. De plus, l’incertitude liée à la date de fin de la pandémie - et donc du noyau dur de la crise - en France, mais aussi à l’étranger, s’ajoute à l’incertitude tenant à la capacité de notre économie à sortir rapidement la tête de l’eau une fois que ce malheureux épisode sera passé. Quel sera l’impact du renforcement de la politique de Quantitative Easing de la BCE (750 milliards d’euros de plus) sur le long terme? Les Bourses vont-elles continuer à s’effondrer? Combien d’entreprises vont faillir à leurs engagements vis-à-vis des créanciers ? Autant de questions qui condamnent les investisseurs à beaucoup de prudence.
Immobilisme
Alors que certaines sociétés de gestion, parmi les plus réputées de la place parisienne, ont tout bonnement décidé d’un "lock-up" en interne visant à figer tous leurs portefeuilles (à l’achat comme à la vente), d’autres sont allées au bout de processus d’enchères, parfois même avec succès. Sans pour autant repartir avec la mariée... Ainsi, les ventes de Dedienne Aerospace, Cémoi, Cruiseline, Talan, ou Curium Pharma ont été remises à plus tard. Ces jours-ci, les portfolio companies travaillent surtout sur la gestion de la trésorerie avec leurs sponsors, et les seules opérations encore dans le "pipe" sont de nature défensive.
Situation plus inquiétante : les deals signés ou en négociations exclusives. Nombreux sont les investisseurs et financeurs qui interpellent leurs conseils juridiques sur l’efficacité des fameuses clauses MAC (“Material Adverse Change”). Pour peu qu’elles soient prévues aux contrats, celles-ci permettent à un investisseur de sortir d’une transaction sans frais. Les interrogations sur leur application revient avec force à l’occasion de chaque crise, comme celle des subprimes et de la chute de Lehman Brothers. Marc Petitier, avocat associé chez Linklaters, estime que “les clauses MAC sont difficiles à faire jouer”. D’abord, “elles ne sont pas présentes dans la majorité des contrats car le marché était plutôt pro-vendeur jusqu’ici”. Ensuite, une clause MAC n’en vaut pas une autre : les co-contractants la définissent librement et la certitude de son applicabilité présente souvent un aspect subjectif. Pour l’avocat, leur intérêt réside "aussi dans le pouvoir qu’elle confère à l’acquéreur de renégocier les termes du contrat, sans forcément aller jusqu’à sortir d’une opération”. En France, LFPI aurait déjà activé sa clause MAC dans le cadre du LBO de Document Store.
En ce qui concerne la force majeure, prévue par le Code civil, la jurisprudence a une appréciation assez restrictive des épidémies. Aussi, le critère d’imprévisibilité ne semble pas être rempli. Le Covid-19 ne date pas d’ailleurs pas d’hier. Le virus est apparu en Chine en décembre 2019. Il est peu probable qu’un tribunal fasse droit à la demande d’un acquéreur refusant de remplir ses obligations, c’est-à-dire payer le prix d’acquisition, sur cette base légale.
Dérèglement
"Le problème actuel ne se pose pas tant du côté de l’equity que de celui du financement par la dette", explique un banquier d’affaires du monde du private equity. Il est vrai que les investisseurs du non-coté ont amassé un trésor de guerre au fil de fundraisings records ces dernières années. Pour preuve, la poudre sèche ("dry powder" en anglais) - l’argent restant à déployer - se situait autour de 1 500 MD$ dans le monde début 2020. De leur côté, les acteurs du private debt sont intimés au plus grand conservatisme de la part de leurs souscripteurs. “Les conditions de financement se sont nettement durcies, et la réévaluation de la prime de risque des prêteurs décourage certains fonds, notamment dans les secteurs du tourisme et de la distribution non-alimentaire”, constate un interlocuteur.
"Les arrangeurs de dette LBO risquent de se retrouver avec beaucoup de papier en poche", poursuit-il. Et les récents “jumbo LBO” soufflent le chaud sur l’industrie entière. Deutsche Bank, Goldman Sachs et Barclays, les banques ayant prêté 7,5 MD€ au tandem Advent-Cinven pour s’offrir la division “Ascenseurs” de ThyssenKrupp (17 MD€), devraient, par exemple, conserver cette très grosse “colle”, sans pouvoir s’en délester au vu des conditions actuelles du marché.
En outre, la crise rebat les cartes du M&A sur le terrain des multiples d’Ebitda : là où les financiers jugeaient, il y a encore peu, que l’envolée de ces multiples ne posait pas de problème particulier - au contraire, elle se justifiait par la qualité des actifs et l’intensification de la concurrence entre investisseurs - ces derniers commencent peut-être à sentir le vent tourner. En 2010-2011, les multiples de valorisation se trouvaient entre 8 et 10 fois l’Ebitda. Ils sont compris entre 14 et 18 fois aujourd’hui. “Dans un contexte pareil, même les fonds les plus agressifs ne peuvent pas se permettre d’y aller”, souligne notre source. Or, il ne faudrait pas croire que les vendeurs soient prêts à concéder quoi que ce soit, en termes de valeur, ayant la tête aux niveaux de valorisation pré-crise, et l’esprit porté vers un retour à la normale post-crise. Un peu d’espoir malgré tout.
Firmin Sylla