S. Boujnah (Euronext) "Le Brexit a déjà eu lieu dans la finance"
Décideurs. Rachat par un groupe étranger, carve-out suivi d’une IPO, consolidation du marché via plusieurs acquisitions… L’histoire récente d’Euronext est dense. Pouvez-vous revenir sur les événements clés du groupe ces dernières années ?
Stéphane Boujnah. Euronext a repris son aventure de croissance indépendante en juin 2014. Entre 2007 et 2013, elle était détenue par le New York Stock Exchange, mais cette fusion s’est révélée contre-productive pour Euronext, à tel point que le business était devenu cinq fois plus petit que celui du London Stock Exchange à l’issue de ce partenariat. En 2013, ICE, un acteur américain du monde des dérivés, acquiert le New York Stock Exchange-Euronext et, un an plus tard, le nouveau groupe décide de se désengager des activités européennes d’Euronext. Le carve-out d’Euronext se réalise ainsi en Bourse, en 2014, pour une valeur de 1,4 milliard d’euros.
À partir de cette date, il faut reconstruire un groupe indépendant et performant capable de survivre et de se développer. À l’époque, les industriels, investisseurs et observateurs de la place sont très sceptiques sur la capacité d’Euronext à rebondir. Une infrastructure de marché indépendante et européenne peut-elle être viable? C’est en tout cas le projet qu’engage Euronext, sans que personne n’imagine à cette date, la grave menace que constituera le projet de fusion entre London Stock Exchange (LSE) et Deutsche Boerse.
Vous arrivez à la tête d’Euronext en 2015. Comment se décline ce projet de plateforme paneuropéenne des marchés de capitaux?
Le premier objectif a été d’améliorer la performance opérationnelle des activités existantes d’Euronext (Trading, Advanced Data Services, Listing, etc.), car il n’y a pas d’ambition d’indépendance sans exigence de performance. Le deuxième objectif, imposé par les circonstances, fut de défendre nos intérêts face au projet de fusion LSE-Deutsche Boerse, pour nous permettre d’évoluer dans un espace concurrentiel ouvert.
En parallèle, le projet est de parachever la vision initiale d’Euronext : construire l’infrastructure paneuropéenne de référence pour permettre aux marchés de capitaux de financer l’économie réelle sur le continent. Tout comme Airbus dans l’aéronautique, Euronext démontre que des Européens peuvent construire en Europe une infrastructure de marché efficace et en croissance. L’expansion du modèle fédéral s’est notamment concrétisée à travers les acquisitions de l’Irish Stock Exchange (Euronext Dublin) en mars 2018 et puis, plus récemment, d’Oslo Børs VPS.
La création d’une plateforme européenne des marchés de capitaux à l’initiative de London Stock Exchange et de Deutsche Boerse n’était-elle pas viable selon vous?
Les principaux marchés d’Euronext se situent entre le London Stock Exchange, qui a réalisé des mouvements stratégiques importants mais dont l’avenir de la réglementation est incertain en raison du Brexit, et d’autre part Deutsche Boerse, qui est une très belle entreprise, mais dont l’essentiel des activités sont basées en Allemagne.
"L’industrie financière norvégienne est particulièrement sophistiquée"
Le modèle d’Euronext est différent de ces deux groupes car nous sommes européens par choix et notre devise est « unis dans la diversité ». Les Bourses d’Euronext font partie intégrante de la gouvernance fédérale du groupe. Chacune de ces places maintient des liens étroits avec son écosystème local (régulateurs, émetteurs, entreprises, investisseurs…), et dans le même temps, elles mettent toutes en commun le pool de liquidités. Ce pool de liquidités unique est accessible par un carnet d’ordres unique, lui-même rendu efficace grâce à une plateforme technologique unique. Cela permet la meilleure formation des prix. Aujourd’hui, Euronext est la plus grande capitalisation boursière agrégée du continent européen avec près de 4 100 milliards d’euros et environ 1 500 sociétés cotées, réalisant chaque jour entre 7 et 8 milliards d’euros de transactions.
Les incertitudes liées au Brexit ont-elles déjà eu des répercussions positives pour Euronext?
Clairement, le projet de fusion LSE-Deutsche Boerse constituait une menace existentielle pour Euronext. Le Brexit a contribué lourdement à l’échec de ce projet. Aujourd’hui, force est de constater que le Brexit a déjà eu lieu dans la finance. Les acteurs basés à Londres qui souhaitent continuer à développer leurs activités dans l’espace européen ont en effet pris leurs dispositions dès le 29 mars 2019, qui était la date initiale de la sortie du Royaume-Uni de l’Union européenne. Dans ce contexte, notre présence à Paris, Amsterdam, Dublin, Lisbonne et maintenant Oslo est un vrai atout.
Revenons plus en détail sur l’acquisition de la Bourse d’Oslo. Cette opération était-elle clé pour Euronext et quels bénéfices en tirez-vous?
Le groupe Oslo Børs VPS, composé de la Bourse d’Oslo et de sa société sœur de conservations et de règlement-livraison de titres, VPS, accroît d’abord significativement la taille du groupe. Il apporte plus de 100 millions d’euros de chiffre d’affaires et une marge d’Ebitda comprise entre 45 et 50 % : c’est désormais le troisième pays contributeur au chiffre d’affaires d’Euronext derrière la France et les Pays-Bas. On retrouve dans la Bourse d’Oslo des sociétés “blue chips” magnifiques dans le secteur des télécommunications, les services financiers, le transport maritime, l’aquaculture et l’énergie.
"Euronext est la plus grande capitalisation boursière agrégée du continent européen"
Le deuxième élément, c’est que plus de 45 % des revenus d’Oslo Børs VPS proviennent des métiers de conservations et de règlement-livraison de titres (CSD). Cela va permettre à Euronext de diversifier ses revenus. En développant ses activités de post-trade, Euronext réduit naturellement son exposition à la volatilité des volumes de trading actions.
Les centres d’expertise spécifiques à la Norvège viennent également renforcer notre plateforme européenne. L’industrie de l’énergie et des services sous-jacents y est très développée. Le transport maritime, mais aussi les produits de la mer tels que l’élevage de saumons sont des secteurs d’activité clés de la région. À tel point que des groupes chiliens sont cotés à la Bourse d’Oslo pour tirer profit du vibrant écosystème local d’acteurs spécialisés dans ces secteurs, qu’il s’agisse d’analystes ou investisseurs.
Enfin, l’industrie financière norvégienne est particulièrement sophistiquée. Si Le pays ne compte que 5,5 millions d’habitants, il dispose du plus puissant fonds souverain au monde, Norges Bank. Ce véhicule a constitué une force de frappe équivalente à près de trois années de PIB. Les pays voisins jouissent également d’un niveau de prospérité élevé : Norvège, Suède, Finlande et Danemark font partie des 30 premiers pays du monde au classement du PIB par tête selon le Fonds monétaire international (2017). C’est donc naturellement que nous souhaitons faire de la Norvège le fer de lance de notre ambition nordique.
Cette acquisition s’est faite au prix d’une grande bataille avec le Nasdaq, qui avait pourtant obtenu l’aval du board, des deux actionnaires principaux, et du comité de direction. Qu’est-ce qui a joué en votre faveur?
C’est une transaction très inhabituelle. La Bourse d’Oslo étudiait ses options stratégiques. Dès le début de 2018, nous avons eu plusieurs échanges avec la directrice générale et la présidente du conseil d’administration pour discuter d’un potentiel rapprochement avec Euronext. Les discussions étaient prometteuses et nous leur avons rapidement fait une offre écrite qui proposait une prime significative sur le prix de l’action. Toutefois, nos interlocuteurs nous ont répondu début mars 2018 qu’ils souhaitaient finalement rester indépendants, et insistaient sur la confidentialité des discussions d’alors sans informer les actionnaires de l’événement de liquidité qui leur aurait été potentiellement offert.
"Une banque d’affaires nous approche pour nous informer qu’une majorité d’actionnaires souhaite céder le contrôle de la société sans la coopération du conseil d’administration"
Fin 2018, une banque d’affaires nordique représentant de nombreux actionnaires d’Oslo Børs VPS, nous approche pour nous informer qu’une majorité d’actionnaires souhaite céder le contrôle de la société sans la coopération du conseil d’administration. Cette approche inhabituelle nous a surpris, mais nous en avons déduit qu’une partie significative des actionnaires était frustrée de ne pas avoir pu céder ses titres en début d’année et engageait désormais l’opération sans la coopération du conseil d’administration. Euronext a donc présenté une nouvelle offre, peu ou prou équivalente à celle présentée initialement en février 2018. Les vendeurs l’acceptent, rassurés sur le haut degré de certitude d’exécution de l’opération. Sur cette base, nous signons les engagements irrévocables d’apport de ces titres, à raison de 145 couronnes norvégiennes par titre et nous achetons simultanément des actions sur le marché.
Nous publions un communiqué dans lequel nous précisons avoir pris, directement et indirectement, le contrôle d’Oslo Børs VPS. Apprenant la nouvelle, le conseil d’administration de la cible semble très contrarié. Le Nasdaq semble également contrarié d’avoir manqué cette opportunité ̶ le groupe américain avait tenté par le passé de négocier le rachat d’Oslo Børs VPS. À ce stade, le Nasdaq et le conseil d’administration d’Oslo Børs VPS ont essayé de formuler une offre alternative pour faire échouer l’offre d’Euronext. Ce projet reposait sur une théorie juridique audacieuse et créative qui remettait totalement en cause le seuil de détention à atteindre pour prendre le contrôle d’une société en soutenant que tout acquéreur d’Oslo Børs VPS devrait détenir au minimum deux tiers du capital.
"Le Nasdaq et le conseil d’administration d’Oslo Børs VPS ont essayé de formuler une offre alternative pour faire échouer l’offre d’Euronext"
Finalement, malgré la campagne de lobbying intense menée par le Nasdaq et ses conseils, le régulateur norvégien a fait prévaloir le droit et a donné raison à l’approche d’Euronext d’une majorité simple. Les autorités norvégiennes n’ont pas voulu, à juste titre, remettre en cause le droit fondamental de propriété qui se traduit par la capacité pour un vendeur de céder la propriété d’un actif norvégien à un acheteur en droit de l’acquérir, et pour un prix transparent. Toute autre décision aurait naturellement créé un risque d’instabilité juridique en Norvège, tant pour les propriétaires existants que pour les investisseurs potentiels. Les autorités ont fait le choix très clair de sécuriser la stabilité des droits de propriété.
Mais, au-delà de cette bataille, le plus important pour nous a été de défendre notre projet stratégique. Nous avons donc été très heureux de cette décision qui s’inscrit parfaitement dans notre logique de construction d’un marché de capitaux européen. Nous sommes désormais propriétaires à 100 % d’Oslo Børs VPS et l’intégration entre nos deux groupes se fait dans un esprit de très bonne coopération entre les équipes pour servir notre projet européen de croissance au service du financement de l’économie.
Propos receuillis par Firmin Sylla