P. Pouyanné (Total) : "Total est en train de passer de Big Oil à Big Energy"
Décideurs. Pénalisé par le recul du prix du pétrole, Total a annoncé des résultats en baisse pour le troisième trimestre 2019. Quelles sont vos perspectives pour les prochains trimestres ?
Patrick Pouyanné. Malgré la baisse du prix du pétrole de 18% et du gaz de 55%, Total résiste très bien. Le cash-flow généré par le groupe est stable, notamment grâce à la croissance de ses productions de gaz naturel liquéfié (GNL). Quant au résultat, il est certes en baisse par rapport à une année 2018 avec un prix du pétrole plus élevé, mais reste quand même de l’ordre de 1 milliard de dollars par mois. À la fin, cela donne un résultat cumulé pas loin de 10 milliards de dollars sur les neuf premiers mois de 2019.
Le groupe a réalisé l’un de ses principaux objectifs en atteignant un point-mort cash organique avant dividende à moins de 25 dollars le baril. Quels seront vos prochains objectifs financiers ?
Un point mort bas est effectivement important pour une entreprise de matières premières comme Total car c’est ce que nous contrôlons. Le conseil d’administration l’a d’ailleurs ajouté dans les conditions de rémunération du PDG. On ne peut pas contrôler le prix du pétrole, mais le point mort, on peut le réduire en jouant sur trois leviers : les coûts, les investissements et le choix des actifs. Nous visons moins de 30 dollars le baril avant dividende pour le long terme. Nous sommes actuellement au-dessous de 25 dollars le baril. Pour atteindre cet objectif, nous réduisons nos coûts et nous donnons la priorité à des actifs à point mort bas. C’est pourquoi nous n’avons pas d’objectifs de production : les volumes, c’est bien, mais la création de valeur, c’est mieux ! Nous sommes plutôt guidés par la génération de cash-flow. In fine, développer une entreprise, c’est faire croître la génération de cash-flow pour le partager entre nos salariés, nos actionnaires et l’investissement dans le futur de l’entreprise, sans oublier les États, à qui nous versons des impôts.
"Les volumes, c'est bien, mais la création de valeur, c'est mieux"
Vous êtes en train de conclure l’acquisition des actifs africains d’Anadarko pour 8,8 milliards de dollars. Vous avez, en parallèle, annoncé la cession d’actifs dont le point mort est élevé. Pour quelles raisons ?
Nous avons toujours dit que nous voulions nous appuyer sur nos forces pour nous développer. En l’occurrence : l’Afrique, le Moyen-Orient, la mer du Nord, l’offshore profond et le GNL. Les actifs Anadarko en Afrique cochent donc plusieurs de ces cases. Mais attention, « se développer » ce n’est pas « croître pour croître ». Le nerf de la guerre, c’est la création de valeur. Une acquisition comme Anadarko nous permet aussi de faire tourner notre portefeuille. Elle sera donc suivie de cessions. Dans la gestion de notre portefeuille, nous gardons les actifs à point-mort bas et nous cédons ceux à point-mort haut. Après Anadarko, Total s’est donc fixé un objectif de 5 milliards de dollars de cessions en 2019-2020, dont plus de 3 milliards pour l’amont. Dans l'aval, nous continuerons de vendre des infrastructures que nous n'avons pas besoin de détenir.
"Dans l’énergie, il faut du temps et des investissements pour obtenir des résultats"
Vous avez fusionné les activités de Total Spring et de Direct Energie pour créer Total Direct Energie. Quelle est la feuille de route de cette nouvelle entité ? Quelle est la place de l’électricité verte ?
Total est en train de passer de « Big Oil » à « Big Energy », c’est-à-dire un grand acteur de l’énergie impliqué dans le pétrole, le gaz et l’électricité bas carbone. Comme pour le pétrole, nous avons une stratégie d’intégration sur toute la chaîne gazière, jusqu’à distribuer du gaz et de l’électricité aux clients finaux. Nous avons ajouté un axe stratégique majeur à Total. Fournisseur de gaz depuis plusieurs dizaines d’années auprès des professionnels, Total a élargi son offre à l’électricité bas carbone dans plusieurs pays européens. Sur le marché des particuliers, avec l’acquisition de Lampiris (2016), le lancement de Total Spring (2017) puis le rachat de Direct Energie (2018), Total est devenu un acteur significatif. Nous vendons déjà de l’électricité à plus de 4 millions de clients français et belges. Et nous voulons doubler ce chiffre à l’horizon 2025 pour atteindre 15 % de parts de marché dans ces pays. Et, afin de pouvoir vendre de l’électricité verte à nos clients, nous devons la produire ! Donc nous construisons des centrales solaires et éoliennes en Europe.
Le développement des énergies renouvelables et bas carbone (solaire, éolien …) est-il compatible avec vos objectifs financiers ?
Dans l’énergie, il faut du temps et des investissements pour obtenir des résultats. Nous investissons 1,5 à 2 milliards de dollars par an dans l’électricité bas carbone. D’ici quinze à vingt ans, les activités bas carbone représenteront 20 % de Total et devront assurer une rentabilité des capitaux investis supérieure à 10 %. Car ce qui est durable, c’est ce qui est rentable. S’il n’y a pas de profit, le système ne tient pas la route. Il est normal que les États subventionnent ces nouvelles énergies au démarrage, mais après elles doivent trouver le chemin de la rentabilité. Chez Total nous avons trouvé dans un certain nombre de pays un business model qui nous permet d’investir dans les énergies renouvelables de façon rentable. À l’horizon 2025, notre objectif est d’investir dans des projets qui représentent une capacité brute de 25 gigawatts.
“Une part variable de ma rémunération sera liée à l’objectif de réduire les émissions de gaz à effet de serre du groupe”
L'objectif de Total est de réduire ses émissions de gaz à effet de serre entre 2015 et 2025. Où en est le groupe dans ce domaine ?
Les émissions de gaz à effet de serre générées par les activités opérées du groupe ont baissé de 25 % depuis 2010. Cet objectif a été atteint grâce notamment à la réduction du brûlage et à l’amélioration de l’efficacité énergétique. L’efficacité énergétique est un levier décisif pour faire baisser les émissions directes et indirectes de gaz à effet de serre. Le nouvel objectif de Total est de réduire les émissions sur ses installations opérées de 46 millions de tonnes de CO2 en 2015, à moins de 40 millions en 2025. En 2018 nous avons réalisé une réduction à 42 millions de tonnes. Cela peut paraitre proche des 40 millions de tonnes en 2025 mais nous prévoyons de croître et d’opérer des nouveaux projets entre aujourd’hui et 2025. Donc il s’agit d’un effort significatif. Nous sommes sur la bonne voie. Et nous allons en rendre compte. Dorénavant, pour les principaux dirigeants du groupe et moi-même, une part variable de notre rémunération sera liée à cet objectif.
Vous avez annoncé la création d'une unité pour investir dans des projets qui préserveront les forêts pour un budget de 100 millions de dollars par an. Pour quelles raisons ?
Les puits naturels de carbone sont des moyens efficaces pour capter le CO2 et contribuer à la neutralité carbone ! Total a pour objectif une capacité de stockage durable de 5 millions de tonnes de CO2 par an d'ici à 2030 via ces investissements dans les puits naturels de carbone. Nous avons donc créé en juin 2019 une nouvelle Business Unit dédiée à cette activité. Elle s’appelle Total Nature Based Solutions et nous allons y investir 100 millions de dollars par an à partir de 2020. Cette nouvelle entité financera, développera et gérera des exploitations qui séquestreront du carbone. Il s'agit d'un investissement significatif et patient qui permettra de bâtir et d’exploiter durablement ces puits de carbone. Sur le terrain ce sont des techniques avancées de foresterie, d’agriculture et d’exploitation de ressources aquatiques, associées à des mécanismes de conservation d’espaces remarquables, qui produisent l’effet de puits naturel de carbone préservé et augmenté. Tout cela en liaison étroite avec les communautés concernées.
Propos recueillis par Aurélien Florin