J. Thibault-Liger (Lazard Frères Gestion) : "En France, la générosité est beaucoup plus discrète"
Décideurs. Quels sont les principaux faits générateurs de l’implication des grandes fortunes dans l'univers de la philanthropie ?
Julien Thibault-Liger. Nous en distinguons trois. Le premier est l’événement heureux. C’est le cas, par exemple, d’un chef d’entreprise qui va céder son entreprise et réaliser un gain important puis en consacrer une partie à une action philanthropique. En miroir, il y a l’événement malheureux que les philanthropes ont pu rencontrer à titre personnel, après qu’un proche a été touché par une maladie ou un accident. Enfin, le troisième fait générateur est la rencontre entre une personne et un porteur de projet.
« Les nouveaux philanthropes appliquent à leur démarche de générosité toutes les recettes appliquées à l’entreprise »
Quels conseils donnez-vous à vos clients avant qu’ils se lancent dans une action philanthropique ?
Pour donner corps à leur projet et faire les bons choix, nos nouveaux clients philanthropes font appel à nous pour les aider dans trois domaines. D’une part, les accompagner sur le choix de l’outil juridique le plus pertinent (association, fondation reconnue d’utilité publique, fondation abritée...). D’autre part, leur permettre de s’entretenir avec d’autres philanthropes plus expérimentés. Ces derniers sont, en effet, prêts à leur consacrer du temps pour les conseiller. Nous leur faisons également rencontrer des experts (notaires, avocats) spécialistes de ces sujets. Enfin, il nous paraît important que nos clients se familiarisent avec les intervenants du secteur associatif. Il existe souvent un décalage de perception entre les clients venant du monde de l’entreprise et ce milieu. Nous donnons ainsi la possibilité à nos clients de rencontrer et d’échanger avec différents acteurs susceptibles de les accompagner dans leurs projets.
Quelles sont les causes les plus soutenues par vos clients ?
Il n’y a pas de causes privilégiées. Aujourd’hui nous rencontrons des philanthropes qui souhaitent soutenir des actions qui auront un véritable impact. Le projet soutenu sera celui où leur générosité aura l’effet maximal. Nous aimons qualifier ces nouveaux philanthropes de « philantrepreneurs » car ils appliquent à leur démarche de générosité toutes les recettes appliquées à l’entreprise.
Les entrepreneurs sont souvent des philanthropes engagés. À quel moment de leur vie sont-ils amenés à concrétiser ces projets ? Au cours de leur parcours professionnel ? Lors de leur départ en retraite ?
Un philanthrope est souvent un entrepreneur qui avait déjà commencé son activité caritative au sein même de son entreprise. Cela peut prendre la forme d’un don de somme d’argent au bénéfice d’une cause choisie par les salariés ou par du mécénat de compétence. Il a ainsi déjà cet ADN de partage en lui qu’il met en œuvre au sein de son entreprise. Le jour où il arrête son activité professionnelle, souvent lorsqu’il cède son entreprise, l’entrepreneur mécène devient alors philanthrope à titre personnel. Une quote-part de son produit de cession sera alors consacrée à son ou ses projets personnels via par exemple une fondation ou un fonds de dotation dédié.
« Certains contribuables considérent qu’une partie de leur impôt finance déjà la solidarité »
Une étude de la Fondation de France montre que les Français sont, en pourcentage, moins nombreux à réaliser des dons que les Américains, pour des montants également très inférieurs. Quels sont, à votre avis, les freins à cette générosité ? La pression fiscale est-elle l’une des raisons ?
La première barrière est la réserve héréditaire. Celle-ci n’existe pas aux États-Unis. Lorsque Marc Zuckerberg annonce qu’il va donner 99 % du capital de sa société à une fondation, c’est une chose quasiment impossible à réaliser en France, les enfants ayant une part de la succession qui leur est réservée par la loi. La seule solution est que ces derniers renoncent expressément à leur part de succession à travers une « renonciation à l'action en réduction ». Cette disposition est cependant rarement appliquée notamment car elle nécessite que les enfants soient majeurs. L’espace de liberté du philanthrope français est donc réduit. La seconde barrière est effectivement la pression fiscale en France, certains contribuables considérant qu’une partie de leur impôt finance déjà la solidarité. Enfin, la troisième barrière est que les Français communiquent moins facilement sur le sujet que dans les pays anglo-saxons. Aux Etats-Unis, un entrepreneur à succès ayant vendu sa société s’empressera de créer très rapidement sa fondation et n’hésitera pas à communiquer abondamment autour de ses actions. En France, la générosité est beaucoup plus discrète. L’adage « pour vivre heureux vivons cachés » reste suivi par un grand nombre de philanthropes.
Propos recueillis par Aurélien Florin