Professeure d’économie à Harvard, Stéfanie Stantchéva nous éclaire sur la taxe Gafa et les défis que posent les géants plateformisés aux systèmes de taxation traditionnels. Rencontre avec l’universitaire, au moment où Donald Trump réagit vivement à l’imposition des Gafa en France.

Décideurs. Les géants du numérique paient, en moyenne, deux fois moins d’impôts qu’une entreprise traditionnelle, compte tenu du principe de l’établissement stable. Les Gafa ont-ils disrupté le système de taxation européen ?

Stéfanie Stantchéva. Le système de taxation actuel est basé sur la domiciliation nationale de la production. Aucun pays ne contrôle ce qui se passe en dehors de ses frontières. Aujourd’hui, de nombreuses entreprises ont satellisé leurs activités et leurs départements clés dans des zones géographiques parfois très éloignées. Comment taxer ces réseaux qui se fondent dans des juridictions ne se recoupant pas forcément ? De plus, pour une entreprise traditionnelle, les ventes sont assez facilement traçables, alors que ce n’est pas vraiment le cas pour les Gafa du fait du digital. En effet, ces ventes numériques ont un coût marginal zéro, une fois que le service a été produit. Autant dire que le système d’imposition n’est pas adapté à ces fonctionnements commerciaux.

Mais le fédéralisme américain offre une piste de réflexion à explorer. Les États y sont un peu comme des pays indépendants et coordonnés les uns aux autres. Ils imposent des taxes plus ou moins élevées sur les entreprises et les individus. La gestion des entreprises multiétatiques, si elle peut être étendue à d’autres nations, pourrait faire évoluer le système de taxation. Quand un économiste évoque une coordination de la fiscalité, cela ne signifie pas prôner une politique uniforme dans tous les pays. Il s'agit surtout de mettre en avant la nécessité d’accords sur la taxation des personnes et des entreprises afin de l'optimiser.

Le 11 juillet dernier, la France a mis en place la taxe Gafa. En quoi consiste-t-elle ? Est-ce vraiment une innovation du système de taxation « classique » ?

La taxe Gafa, en France ou au Royaume-Uni, consiste en une imposition du chiffre d’affaires. Face aux plateformes, les États sont un peu impuissants : que peuvent-ils taxer d’autre ? On ne sait pas quels sont les profits de ces entreprises ni où ils sont réalisés. Les experts disposent de peu de données et d’études sur le sujet, c’est donc la seule possibilité pour l’instant. Pour sortir du cas par cas en Europe, des accords devront être ratifiés, chaque pays européen étant souverain fiscalement. 

Aujourd’hui, la data est un enjeu capital pour dégager de la valeur et de la performance, par exemple dans le secteur du e-commerce. Comment taxer cet asset très immatériel mais fondamental dans les modèles d’affaires ?

La valeur de la data devrait se refléter dans la valeur de l’entreprise sur le marché. Les données sont un actif immatériel, au même titre que les marques ou la propriété intellectuelle. Le problème réside davantage dans les droits de propriété qui encadrent leur usage : les consommateurs, dont on capte les data personnelles, se rendent-ils compte de la valeur qu’ils octroient aux entreprises ? En acceptant de les donner, les clients payent un service plus cher. Il existe là une friction d’information en amont du marché pour savoir à qui appartiennent les données. Les data sont-elles un produit vendu et acheté de façon limpide avec le même niveau d’information pour tout le monde ? Les entreprises qui les utilisent se doivent-elles d’être transparentes sur leurs usages ?

Les populations sont de plus en plus mobiles à l’international. Comment les taxer de manière juste ?

Dans les recherches effectuées par les économistes, on remarque que les individus restent moins mobiles que le capital des entreprises. Mais certains groupes, hautement qualifiés, qui ne sont pas forcément rattachés à un type d’entreprise dans un seul pays, sont, eux, très mobiles. Par exemple, les scientifiques de haut niveau. Pour tracer ces derniers, on peut se référer à l’enregistrement des brevets des inventions. On a d’ailleurs remarqué que ces populations sont sensibles aux impôts et ont tendance à s’installer dans des pays où la taxation est moins forte que dans d’autres. N’oublions pas néanmoins que les bénéfices des impôts se concrétisent dans des améliorations des infrastructures et des services qu’ils apprécient. D’autres facteurs peuvent contrebalancer les effets nocifs de l’imposition. L’attractivité d’un territoire joue fortement selon les opportunités de carrière qu’il offre. Dans mes recherches, j’ai observé la mobilité des talents selon le degré plus ou moins élevé de l’imposition. Force est de constater que les entreprises et les individus vont dans les États aux plus faibles impositions. Mais d’autres facteurs créent en quelque sorte un équilibre avec des taxes importantes, notamment l’implantation d’entreprises très innovantes, des groupes développés d’individus aux mêmes compétences professionnelles, etc. L’exemple le plus patent, c’est la Californie dont la taxation pourrait être rédhibitoire mais que la Silicon Valley compense puissamment…

Propos recueillis par Nicolas Bauche

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