Démographe et économiste, Hippolyte d’Albis prend à contre-courant les théories sur la fiscalité et la redistribution sociale. Entretien lors de l’édition 2019 des Rencontres économiques d’Aix-en-Provence.

Décideurs. Le système de taxation français est assez redistributif. Pourtant, il alimente sans cesse les critiques et les frustrations…

Hippolyte d’Albis. Il y a un gain politique à avoir un discours anti-impôts entretenant la déconnexion entre ce qu’on paye et ce dont on bénéficie. Pour ma part, je ne suis pas certain qu’il engendre tant de frustrations. Je reconnais que cela peut se révéler complexe, notamment pour les entrepreneurs, qui investissent beaucoup de temps à la déclaration et au contrôle de leur fiscalité. Si frustration il y a, c’est davantage du côté de la complexité du système de taxation et de son changement fréquent qu’il faut chercher. Si l’on prend les revenus primaires, c’est-à-dire avant les impôts, on a une distribution qui reste aussi inégalitaire que celle des États-Unis. Après l’intervention de ce système fiscalo-social, beaucoup d’inégalités sont réduites. L’impôt est rarement perçu comme un outil de réduction des inégalités. Et quand cela arrive, c’est toujours à travers le prisme déformant de la taxation des très riches ou des très hauts patrimoines. C’est une erreur. Quand on parle des inégalités, il faut prendre en compte toutes les personnes. On peut réduire les inégalités sans se focaliser sur les ultra-riches.

Sur quels leviers fiscaux peut-on encore agir pour continuer de réduire les inégalités sociales ?

On a déjà actionné beaucoup de leviers dans ce sens. L’impôt peut prendre deux formes. Tout d’abord, l’impôt progressif. Le taux d’imposition augmente avec le montant taxé, en rajoutant des tranches. L’impôt négatif en est une manifestation. En dessous d’un certain salaire, on bénéficie automatiquement d’un transfert. Au fond, cela rejoint une certaine conception du revenu universel. Mais la forme dominante de l’impôt reste la taxation du patrimoine, en particulier celle de l’héritage. Cela sous-entend qu’une partie des inégalités est liée à la reproduction sociale. En taxant le patrimoine, vous réduisez la possibilité de faire perpétuer les inégalités. Prenons une hypothèse : quelqu’un crée une entreprise et il souhaite la transmettre à ses enfants. La possibilité qu’elle se transmette de génération en génération est plus faible, si c’est taxé. En France, on s’est refusé à imposer l’outil de production. Implicitement, cela revient à reconnaître que l’héritier est le mieux à même pour reprendre l’entreprise familiale. Il a grandi avec ses parents entrepreneurs et il en a tiré un savoir. Pourtant, je n’ai jamais eu entre les mains une étude qui prouve que la dimension familiale du capitalisme fonctionne bien.

En tant qu’économiste et démographe, comment caractérisez-vous les classes riches ?

L’élite est très mobile et bien intégrée dans la mondialisation. Elle a fait des études, parle des langues étrangères. Elle sait négocier son salaire. Le chômage n’est pas un risque auquel elle fait vraiment face. Elle est intellectuellement et socialement armée contre un monde qui se transforme. Elle transmet cette conception à ses enfants. On reproche à cette élite d’optimiser. A mon sens, les classes riches n’optimisent pas : elles ont une bonne compréhension du système dans lequel elles se meuvent.

Comment infléchir aujourd’hui le modèle de taxation du capital pour qu’il soit plus juste et optimal ?

Quand il s’agit de la taxation du patrimoine, il faut distinguer ce qui est mobile et immobile. Le patrimoine mobile a tendance à s’internationaliser. Il a une élasticité à l’affectation très élevée et est peu taxé. Le patrimoine immobile, par définition, est plus facilement taxable. Insistons aussi sur un autre aspect : le facteur générationnel. Les retraités et les personnes âgées possèdent plus de patrimoine que les jeunes et ils dépendent beaucoup plus que ces derniers des revenus qu’ils en tirent. Plus les populations vieillissent, moins le capital est taxé. Et les personnes âgées ont une vraie réticence à la taxation du capital. Ainsi, en Allemagne, beaucoup de retraités se sont émus de la faiblesse des taux d’intérêt. Par contrecoup, il en résulte aussi une concentration d’impôts sur la fiscalité du travail qui alourdit son coût. C’est un vrai problème, résolu par la substitution des machines aux hommes. Si cette dernière est trop coûteuse, les entreprises se spécialisent dans des secteurs qui sont peu intensifs en travail. Ce qui accroit invariablement le processus de destructions des jobs peu qualifiés.

Propos recueillis par Nicolas Bauche

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