Autorité bancaire européenne : vol agité pour Paris
Un grand soulagement s’est fait sentir parmi le personnel », se souvient Philippe Allard au moment du vote. Celui dont le titre anglo-saxon de head of policy coordination au sein de l’ABE s’apparente à celui de directeur de cabinet. L’homme originaire de Sèvres se dit lui-même particulièrement satisfait : « Dans mon projet de carrière à l’étranger, je n’imaginais pas que ce serait mon employeur qui s’installerait dans mon pays d’origine ! » Et pourtant, par effet direct du Brexit, tous les régulateurs européens basés à Londres sont relocalisés. Le déménagement de l’ABE a été prévu tout au long du second semestre 2018, avec une mise en service le 30 mars 2019 à La Défense. Et même si le régulateur a déjà fait ses cartons une fois par le passé depuis sa création en novembre 2010, passant du centre de Londres au quartier de Canary Wharf, l’opération de relocalisation est extrêmement rare dans le milieu des institutions européennes.
Des allers-retours le week-end
La décision aurait pu créer un véritable raz-de-marée parmi les membres de l’Autorité bancaire. En effet, les 180 personnes travaillant à l’élaboration de la réglementation financière européenne, auxquelles il faut associer quelques consultants réguliers, ne maîtrisent pas leur destinée qui reste entre les mains des décideurs européens. Et, passé la surprise du vote de la sortie du Royaume Uni de l’Union européenne, l’incertitude résidait dans le choix de la localisation du futur siège. Paris, en concurrence alors avec Bruxelles, Luxembourg, Francfort, Varsovie, Vienne, Prague et Dublin, n’a jamais fait figure de favorite. Et lors des sondages informels du personnel de l’ABE, organisés par la direction pour évaluer le taux de défections dû au déménagement, la capitale française n’est jamais sortie en premier vœu. Néanmoins, elle remplit les principaux critères pour ceux qui ont décidé de suivre le mouvement – un chiffre encore impossible à déterminer : elle présente un tissu urbain développé, doté de structures accueillantes pour les familles, et elle est propice aux déplacements en Europe. Les infrastructures scolaires internationales, le système médical performant, le parc immobilier florissant de la région parisienne ainsi que la diversité des opportunités professionnelles pour les conjoints constituent également des arguments majeurs en faveur de sa candidature. « La présidente de la région Île-de-France Valérie Pécresse est venue à Londres nous présenter le groupe de personnes missionnées pour nous accompagner », rassure Philippe Allard. De plus, dans la mesure où « les 28 nationalités de l’Union européenne sont représentées à l’ABE, nous apprend Philippe Allard, et que certains conservent leur famille dans leur pays d’origine et font les allers-retours le week-end », il devient évident que des villes comme Varsovie ou Vienne ne facilitent pas l’organisation de la vie privée des membres de l’institution. « Au sein de mon équipe d’une vingtaine de personnes, précise ce haut cadre, les défections ont surtout été motivées par le souhait de ne pas quitter Londres. » Paris ou une autre ville, aucune option n’aurait retenu ces démissionnaires.
« On part du principe que notre activité ne va pas changer »
Mais au centre de ce choix réside avant tout la force de la place financière de Paris. Sur son dossier de candidature, la capitale se présentait d’ailleurs comme la première en Europe. Pour l’association dirigée par Gérard Mestralet, Paris Europlace, parmi les raisons qui penchent en faveur de la Ville Lumière, il faut citer le fait qu’elle est le premier centre de business avec 33 entreprises françaises leaders mondiales dans leur secteur, le siège de quatre banques dans les dix plus importantes d’Europe, le deuxième marché de l’assurance, la première Bourse d’actions de la zone euro, etc. Plus important encore pour l’ABE, Paris est le siège de l’Esma, son homologue du secteur des marchés financiers. Le régulateur bénéficiera dès lors de l’expérience française de son allié et profitera de cette proximité pour approfondir leur collaboration. Avec l’Eiopa (l’autorité européenne des assurances et des pensions) et l’Esma, l’ABE forme un comité paritaire pour l’adoption de règles communes en matière de titrisation, de blanchiment d’argent ou encore de protection du consommateur face aux monnaies virtuelles. Et si chaque régulateur conserve son indépendance, la proximité de l’ABE avec l’ACPR et l’AMF facilitera les échanges. « On part du principe que notre activité ne va pas changer, explique Philippe Allard. Nous organisons des consultations publiques des banques européennes et non européennes et des filiales ou succursales de banques en amont de l’élaboration de nouveaux standards. Nous verrons bien si leur participation depuis Paris sera aussi significative qu’à Londres. »
Un retard qui n’inquiète personne
Le mouvement a néanmoins été ralenti par la lourdeur des procédures européennes. Le planning élaboré lors de la candidature de Paris a subi un important retard. Les deux baux proposés par le gouvernement, l’un à La Défense, l’autre dans le triangle d’or, sont arrivés à expiration fin décembre 2018 faute de réponse de la part des autorités européennes. L’ABE avait alors publié un nouvel appel d’offres, auquel pouvaient d’ailleurs répondre de nouveau les deux bailleurs sélectionnés par l’État français. « Nos propositions étaient des illustrations, d’ailleurs jugées convaincantes. Mais heureusement nous n’avons pas que deux bâtiments disponibles », répond-on à Bercy. Le choix final a donc porté sur l'Europlaza à La Défense permettant ainsi aux équipes de mettre en branle le déménagement, dont les coûts sont encore tenus secrets. Le régulateur peut cependant compter sur une subvention française d’un million et demi d’euros permettant de couvrir une partie des frais de transport et d’honorer les premiers loyers. Le report n’a donc inquiété personne. Tout sera prêt pour la sortie effective du Royaume Uni de l’Europe.
Prendre le dessus en Europe
L’importance de Paris pour l’industrie bancaire s’en trouve dès lors renforcée. Son tissu économique était d’ailleurs un argument de poids dans le choix de Paris par le Conseil européen. « Paris est un centre financier de taille, confirme Philippe Allard, qui ne craint pas la comparaison avec Londres. C’est aussi un élément qui joue beaucoup dans notre satisfaction. » Et si le gouvernement à l’époque de Manuel Valls a si bien peaufiné son dossier de candidature avant de jouer de diplomatie lors des deux tours de vote, c’est justement pour que la capitale française prenne le dessus en Europe. Les perspectives sont réjouissantes : le régulateur des banques devrait prochainement voir ses pouvoirs croître grâce à la réflexion qui se tient à Bruxelles sur la coordination des institutions financières européennes et le renforcement de leur contrôle sur le respect de la réglementation. Bercy y tient, tout comme l’ABE elle-même qui, dénuée de pouvoir de sanction sur l’industrie bancaire, pourrait faire valoir une autorité renforcée auprès des régulateurs nationaux et de la Banque centrale européenne. Le ministère de l’Économie parle « d’amélioration de la gouvernance, du fonctionnement interne vers plus d’autonomie et de nouveaux champs d’action ». L’Esma par exemple pourrait intervenir en matière d’agrément des fonds d’investissement. Déjà, certaines banques non européennes ont saisi l’enjeu de ce nouveau centre de décisions financières et prévoient d’y installer leur siège. C’est le cas de Banque of America, HSBC ou encore Goldman Sachs. Et depuis peu, le marché entend parler des 200 salariés de JP Morgan à Londres que la banque envisage de relocaliser en France.
Ce déplacement de La City à Paris intéresse également le marché de l’emploi. Au sein de l’ABE, on a déjà commencé à se constituer une réserve de potentiels nouveaux membres, anticipant les défections de dernier moment. Les intitulés de poste sont formulés en termes généraux afin de combler les chaises vides et ainsi de poursuivre une activité sans rupture. Les Français sont d’ores et déjà en première ligne pour ces recrutements.