Ma cité va craquer
Le 5 mars 1971, le gérant d’un bar-tabac tue, de deux coups de fusil, un jeune de la cité des 4 000 à La Courneuve. Le jour des obsèques, un rassemblement réunissant plus de mille habitants du quartier dégénère en affrontement avec la police ; une première. Ce fait divers devient alors le symbole du malaise qui existe dans ce que l’on appelle alors les « grands ensembles ». Albin Chalandon, le ministre de l’Équipement et du Logement de l’époque, signe une circulaire stoppant leur construction et met en place, au sein du Commissariat général du Plan, un groupe de réflexion « Habitat et vie sociale ».
Chômage de masse
Quarante-six ans plus tard, la situation des banlieues n’est toujours pas réglée, et beaucoup estiment même qu’elle a empiré. Quant aux responsables politiques, ils ne s’y intéressent qu’à l’occasion des faits divers, des révoltes collectives et à l’approche d’échéances électorales. Pourtant, le mal est profond et nécessite une intervention dans la durée. Le problème de l’emploi frappe ainsi de plein fouet ces quartiers dits « sensibles ». Le taux de chômage y est 2,5 fois supérieur à la moyenne nationale et celui des 15-24 ans atteint 45 %, contre 23,1 % sur l’ensemble de la France. Une situation qui s’est particulièrement dégradée depuis le début de la crise économique en 2007. Entre 2008 et 2012, le taux de chômage y est passé de 16,7 % à 24,2 %, alors qu’il augmentait de 7,6 % à 9,1 % dans les autres quartiers des villes comprenant des zones urbaines sensibles.
Résultat, le taux de pauvreté a progressé de 30,5 % à 36,5 % entre 2008 et 2014, bien loin des 12,7 % de la moyenne nationale. Comment expliquer un tel écart ? Le manque de mixité sociale en est bien sûr la première raison. Cause autant qu’effet, l’échec du système scolaire à intégrer les jeunes de ces quartiers ne fait qu’accentuer le phénomène. Malgré des moyens pédagogiques supplémentaires, 22 % des élèves entrant en classe de sixième pour la première fois ont déjà un retard scolaire. C’est le cas de « seulement » 12 % en dehors de ces quartiers. 24,6 % des jeunes n’ont pas leur brevet, contre 13,9 % ailleurs. La situation est d’autant plus préoccupante que même les diplômés ont des difficultés à trouver un emploi. D’après le dernier rapport de l’Observatoire national de la politique de la ville publié en 2016, les titulaires d’un bac +5 ont 22 % de chances de moins d’occuper un emploi de cadre lorsqu’ils sont issus des quartiers prioritaires. Si une récente étude a montré qu’il existe bien un « effet quartier » sur les CV, il est encore difficile d’évaluer la part liée aux discriminations ethno-raciales, voire religieuses, et aux discriminations territoriales.
Économies souterraines
Autre point inquiétant, l’insécurité. En 2015, on dénombrait 33 % de vols violents sans armes, 27 % de vols avec armes et 24 % de coups et blessures volontaires supplémentaires dans les communes comportant des quartiers prioritaires qu’ailleurs. Sans surprise, les habitants de ces zones urbaines sensibles se déclarent plus souvent en insécurité dans leur quartier. En 2014, ils étaient 25 % à éprouver ce sentiment contre 14 % des autres habitants des mêmes agglomérations. Une situation due en grande partie au développement d’économies souterraines. Certains jeunes, attirés par l’argent facile, se tournent principalement vers le secteur de la drogue. En tout, on recense ainsi 50 000 trafiquants qui gagneraient un peu moins de 1 000 euros par mois. Et c’est sans compter les revendeurs et grossistes qui touchent plus de 100 000 euros par an en moyenne. Selon l’Observatoire français des drogues et des toxicomanies (OFDT), le seul business du cannabis représenterait environ 900 millions d’euros. Une « manne » dont les banlieues capteraient plus de la moitié.
Face à un marché de la drogue saturé, certains se tournent vers la prostitution. Une prostituée peut rapporter entre 100 000 et 200 000 euros par an. Selon Yves Charpenel, magistrat et premier avocat général à la Cour de cassation, la prostitution de cité est en pleine recrudescence, représentant autour de 20 % de la traite humaine en France. Pour recruter, les « macs » ont l’embarras du choix : les filles en échec scolaire et isolées sont malheureusement nombreuses dans ces quartiers. Enfin, le trafic d’armes commence à se développer mais les peines de prison plus lourdes et le milieu plus violent et sophistiqué dissuadent encore.
Cercle vicieux
Résultat, les jeunes souffrent de l’image négative véhiculée par leurs quartiers. Pour Mohamed Mechmache, porte-parole du collectif Aclefeu qui a vu le jour au lendemain des révoltes sociales de novembre 2005 déclenchées par la disparition tragique de deux adolescents, il est important de ne pas stigmatiser les habitants : « Il faut arrêter de les pointer du doigt, de les rendre coupables. Cette situation, ils ne l’ont pas choisie », rappelle-t-il. Le phénomène est malheureusement amplifié par les médias qui ne relaient que les faits divers négatifs. Dernier exemple en date, les débordements ayant eu lieu en marge des manifestations en soutien à Théo, jeune homme de 21 ans victime de violences policières. Devant une minorité de casseurs, les résidents sont impuissants et paient les pots cassés. Un cercle vicieux qui semble condamner les banlieues à une ghettoïsation plus grande encore au cours des années à venir. Le terreau idéal pour la radicalisation et le terrorisme. De Mohamed Merah à Amedy Coulibaly en passant par les frères Abdeslam, les « djihadistes » ayant dernièrement frappé le territoire français venaient surtout de zones urbaines sensibles.
Malgré l’urgence, la classe politique continue d’opter pour la stratégie de l’autruche. « Les pouvoirs publics sont dans le déni et refusent clairement d’assumer les difficultés actuelles alors qu’ils en sont grandement responsables », juge Mohamed Mechmache. Leurs principales erreurs auront été l’absence de réforme aussi bien dans le domaine de l’Éducation nationale, dont l’objectif reste de sélectionner les élites au lieu de se consacrer aux enfants déclassés, que dans celui de l’urbanisme qui a continué de concentrer des populations de bas niveau social dans des territoires désormais trop dégradés pour pouvoir être améliorés. Sans réflexion profonde, les gouvernements qui se sont succédé au pouvoir se sont contentés de parer au plus urgent en se concentrant sur le court terme. Ainsi, si l’on regarde les chiffres, les banlieues ont bien reçu des investissements importants, mais tous s’attaquaient aux symptômes du mal et non à ses causes. Meilleur exemple en la matière, le Programme national pour la rénovation urbaine (PNRU). Avec 47 milliards d’euros investis depuis sa création, il s’agit tout simplement du plus gros poste de dépense. Mais pour l’emploi, les mesures sont loin d’être suffisantes. Si depuis 2012, la création des emplois d’avenir vise « en priorité » les quartiers populaires, rien n’est fait pour développer l’embauche des jeunes de quartiers dans des entreprises privées de façon pérenne. Le constat est le même pour l’éducation qui manque cruellement de moyens.
La loi de « refondation de l’école » de 2013 a prévu deux mesures phares : la scolarisation des enfants de moins de 3 ans et le concept de « plus de maîtres que de classes » (avec l’intervention de deux enseignants en classe). Sur les 3 000 postes annoncés pour la scolarisation précoce, seuls 1 000 ont déjà été créés en 2016. Alors que l’objectif est d’atteindre 30 % d’enfants de 2 ans scolarisés dans les zones défavorisées à l’horizon 2017, la proportion reste bloquée à 20,6 %. Et sur les 7 000 maîtres surnuméraires prévus, seuls 2 300 postes étaient d’ores et déjà en poste en 2016.
« Nous sommes la solution »
Si l’argent investi par le PNRU a permis à quatre millions d’habitants de voir leur quartier rénové, il n’a pas contribué à améliorer leur employabilité ou leur sécurité. À quoi serviront ces investissements si, dans une quinzaine d’années, ces quartiers n’ont pas les ressources nécessaires pour entretenir les infrastructures construites ? La France doit revoir de toute urgence les insuffisances de sa cohésion sociale et les échecs de son action publique en direction des couches populaires. Selon les protagonistes sociaux, il y a urgence à réorienter la politique des villes ainsi que les subventions. « Même si le gouvernement a investi dans ces quartiers, l’argent n’a pas été correctement dirigé, insiste Mohamed Mechmache. Les zones franches auraient pu être un succès si on s’était assuré qu’elles étaient réellement créatrices d’emplois. » Il est donc nécessaire d’aller plus loin en plaçant les habitants de ces quartiers au coeur des organes décisionnels. « Si l’on veut qu’ils se sentent responsables de quelque chose, il faut les faire participer aux prises de décision. On a l’impression que les politiques choisissent à la place de ces habitants », poursuit-il.
Pour le porte-parole d’Aclefeu, l’expérience de ces personnes constitue un réel atout : « Nous sommes la solution. Aujourd’hui beaucoup de petits entrepreneurs ont décidé de créer leur propre entreprise et de se lancer dans des activités solidaires. » Certaines structures s’emparent également du problème en développant l’emploi par leurs propres moyens. C’est le cas de Rencontre et amitié d’ici et d’ailleurs (RAIA), qui a mis en place un atelier d’insertion. Pour le directeur de l’association, Brahim Aber, « il est essentiel de mutualiser les moyens et de rendre les actions plus pérennes. Avec des plans pluriannuels, il deviendra possible de s’inscrire dans le temps. » Malheureusement, les moyens manquent. Et la crise financière que traversent les collectivités locales ne facilitera pas cette révolution citoyenne. Certaines communes de la banlieue parisienne ont annoncé des coupes de 15 % à 20 % dans les subventions. Plus que jamais les banlieues ont besoin du soutien de l’État. Pour Mohamed Mechmache, il est important de sensibiliser les politiques sur ces problématiques ainsi que sur les difficultés que rencontrent ces intervenants sociaux au quotidien. « À un moment ou à un autre, on va se retrouver avec des militants luttant depuis de nombreuses années pour cette justice sociale, qui décident de baisser les bras, alerte-t- il. Il faut sortir de ces dialogues stériles et agir maintenant. »
Le risque du statu quo
Emmanuel Macron semble avoir entendu le message. Le dispositif des emplois francs, qui accorde une prime de 15 000 euros étalée sur trois ans à toute entreprise embauchant en CDI un habitant issu des quartiers, séduit. « Je suis ravi qu’on y vienne enfin, nous avions déjà fait cette proposition en 2006 », se félicite Mohamed Mechmache alors que pour Brahim Aber, « ces propositions doivent permettre aux jeunes des quartiers d’obtenir des outils afin de répondre aux attentes du monde professionnel ». Autre mesure phare du nouveau Président en faveur des banlieues : limiter les classes de CP et CE1 de l’éducation prioritaire à douze élèves. Seul problème, la majorité des écoles ne disposent pas de locaux assez grands pour permettre de dédoubler les classes… Encore une fois, les promesses risquent de se heurter à la réalité et d’aboutir à un statu quo qui, selon Brahim Aber, « serait catastrophique vu l’état actuel des banlieues ». La population non scolarisée de 15 ans et plus sans diplôme ou inférieur au bac y atteint 75 %, contre 55 % dans le reste de la France. Le principal risque serait l’apparition d’une opposition toujours plus farouche. Comme l’explique le porte-parole d’Aclefeu : « Les institutions doivent prendre conscience de la chance qu’elles ont de se trouver face à des interlocuteurs qui acceptent de s’asseoir autour de la table. Un jour, les pouvoirs publics pourraient être confrontés à des personnes qui n’auront plus envie de dialoguer… » Un scénario du pire à éviter à tout prix.