Réforme de l’audit : pas de sanction pour les Big Four
La réforme de l’audit est née d’une volonté. Celle du commissaire européen Michel Barnier, très marqué par la crise de 2008 et plus particulièrement par le sort de Lehman Brothers, dont les comptes avaient été certifiés sans réserve par EY quelques mois seulement avant sa chute. Sa crainte : que les conflits d’intérêts rendent caduque l’intervention du commissaire aux comptes, mais aussi que l’extrême concentration du marché de l’audit dans certains pays ne mette en péril l’économie toute entière. Les Big Four seraient-ils too big to fail ? Dans son livre vert publié en 2010, le commissaire se demandait s’il était « acceptable de laisser prendre à une quelconque société d'audit une importance telle que sa disparition aurait des conséquences graves sur les marchés ». Toutefois, l’écart est grand entre le livre vert et le texte entré en vigueur en 2016. Les négociations entre les pays membres et la pression exercée par les grands cabinets internationaux ont mené à un texte certainement édulcoré – mais qui n’apporte pas moins des changements significatifs au marché policé de l’audit.
Casser le monopole des Big
« La réforme à l’origine avait de grandes ambitions : déconcentrer le marché de l’audit, l’harmoniser à l’échelle européenne et créer un régulateur », rappelle Denis Lesprit, président de la Compagnie nationale des commissaires aux comptes (CNCC). Objectif atteint ? Pas vraiment. D’abord parce que la réforme creuse l’écart de traitement entre les entités dites d’intérêt public (EIP), qui englobent notamment les sociétés cotées, les banques et les assurances, et les autres. « La réforme instaure une rotation obligatoire des firmes auditrices au bout de dix ans, avec la possibilité de déroger à la règle par le recours à l’appel d’offres et au co-commissariat aux comptes », explique Christophe Bonte, associé au sein du cabinet d’audit Kling & Associés. Le délai passe en effet de dix à vingt-quatre ans en cas de co-commissariat aux comptes ou joint audit, et de dix à seize ans en cas d’appel d’offres, qui devient obligatoire à l’issue de cette période. La réforme prévoit également la rotation des associés tous les six ans, afin d’empêcher que ne s’installe une trop grande familiarité entre les auditeurs et leurs clients. Déjà inscrite dans la loi française, cette exigence réduit le risque de conflit d’intérêts. Elle implique toutefois la nécessité pour les cabinets d’avoir une taille critique dès lors qu’ils souhaitent des mandats de plus de six ans, ce qui raye de la carte, de facto, les petites structures.
« En France, nous assistons à un risque de reconcentration du marché »
Réforme en option ?
Il ne faut toutefois pas perdre de vue que la réforme est européenne, et aura des conséquences variées sur des marchés nationaux très hétérogènes. La France fait figure d’exception à l’échelle européenne, avec un nombre très élevé de commissaires aux comptes en exercice – 13 500 dont environ 400 sur des mandats EIP – et un équilibre plutôt sain entre grands et petits réseaux. Selon le Haut conseil du commissariat aux comptes (H3C), 60 % des mandats EIP sont détenus par les dix plus grands réseaux, les 40 % restants étant assurés par 577 cabinets différents ! « En France, nous assistons à un risque de reconcentration du marché », analyse Denis Lesprit. A contrario, l’Allemagne et l’Espagne sont des exemples de marchés ultraconcentrés, KPMG et EY ayant le quasi-monopole des EIP allemandes, et Deloitte trustant 80 % du marché espagnol. Ces deux pays font partie de ceux qui ont choisi d’opter pour le joint audit, une option proposée par la réforme que chaque pays peut décider, ou non, d’adopter. « La France est le seul pays européen dans lequel le co-commissariat aux comptes était déjà obligatoire avant la réforme, indique Jean-Luc Barlet, group chief compliance officer chez Mazars. C’est un dispositif intéressant car il permet de bénéficier de deux avis complémentaires et de renforcer l’indépendance des auditeurs. » Le caractère optionnel du joint audit semble toutefois aller à l’encontre de l’objectif d’harmonisation du marché.
« C’est la première fois qu’un règlement européen propose autant d’options – dix-neuf au total. Mais comment homogénéiser un marché si chacun peut avoir une réforme à la carte ? », s’interroge Denis Lesprit. Le grand nombre d’options possible pourrait également compliquer la vie des cabinets internationaux, qui sont susceptibles d’auditer des groupes présents dans plusieurs pays n’appliquant pas les mêmes règles.
Fin de la récré pour les administrateurs
La réforme apporte un autre changement de taille : le renforcement de la responsabilité des administrateurs, qui pourront être sanctionnés par le régulateur s’ils manquent à leurs devoirs. Quelles sont-ils ? Tout simplement de garantir l’intégrité de l’information financière de leur entreprise. Le comité d’audit doit donc suivre les travaux du commissaire aux comptes désigné, s’assurer de l’indépendance de ce dernier et approuver les services autres que la certification des comptes qu’il est susceptible de réaliser. Car la réforme établit une liste de services interdits, contrairement à la législation française qui fonctionnait, jusqu’à présent, avec une liste de services autorisés. « Mécaniquement, cela élargit le champ des possibles pour les cabinets d’audit », remarque Christophe Bonte. Parmi ces services interdits, on retrouve par exemple le calcul des impôts de la société auditée, les services de paie ou les services d’évaluation financière. Désormais garant de l’indépendance du commissaire aux comptes et de l’absence de conflits d’intérêts, l’administrateur va être de plus en plus attentif au détail du mandat : « Si le comité autorise un service interdit, sa responsabilité peut être engagée », rappelle Denis Lesprit.
« Le renforcement du régulateur s’inscrit dans une tendance européenne globale »
Et sanctionnée ! Car le H3C est doté depuis la réforme de nouveaux pouvoirs. À l’image de l’AMF pour les marchés financiers, il a désormais la capacité d’initier des enquêtes et d’infliger des amendes aux contrevenants. « Le renforcement du régulateur s’inscrit dans une tendance européenne globale, explique Jean-Luc Barlet. L’un des objectifs de la réforme est d’accroître la compétence des auditeurs et la qualité de leurs travaux. Cela passe en partie par le contrôle. » Le H3C a un pouvoir direct de sanction sur les auditeurs, leurs collaborateurs mais aussi, grande nouveauté, sur les comités d’audit. « C’est plutôt vertueux car cela évite les biais dans les relations entre auditeurs externes et entreprises », explique l’associé Mazars. Toutefois, ce renforcement de la responsabilité des entreprises pourrait avoir un effet pervers sur l’objectif primaire de la réforme. « Cette responsabilité accrue pourrait inciter les administrateurs à se tourner vers les cabinets internationaux de façon systématique, afin qu’il ne puisse pas leur être reproché d’avoir fait appel à un cabinet plus confidentiel », craint Christophe Bonte. Car pour beaucoup d’entreprises et malgré les scandales successifs – encore en décembre, l’affaire des comptes maquillés de William Saurin mettait à mal PwC et Mazars, auditeurs du groupe depuis plusieurs années – la signature d’un grand cabinet continue d’être valorisée pour son seul symbole.
Rebattre les cartes
L’année 2017 sera certainement charnière pour la réforme. Selon une étude de Proxinvest, l’ancienneté moyenne des mandats des commissaires aux comptes du CAC 40 était de quinze ans en moyenne en 2013. De nombreux appels d’offres devraient donc être déclenchés par la nécessité de rotation des mandats inscrite dans la réforme. Sur le marché français, des rapprochements sont également à prévoir entre des cabinets de taille petite ou moyenne désireux d’être en mesure de traiter les mandats EIP. « Le premier objectif de la réforme, celui de déconcentrer le marché, ne sera à mon avis pas atteint en France, explique Denis Lesprit. Mais comme dans toute mutation, il y a un nouvel équilibre à trouver. » Reste à voir à la faveur de qui cet équilibre se construira.