Directeur du Centre de politique et d'administration fiscales de l’OCDE depuis 2011, Pascal Saint-Amans est l’architecte de l’ambitieux projet BEPS. Il revient sur ses réalisations et ses projets en politique fiscale.

Décideurs. Il y a quelques années, un projet comme le BEPS semblait impossible à mettre en place, et pourtant, il entre aujourd’hui en vigueur. Comment avez-vous réussi ce tour de force ?

Pascal Saint-Amans. Pendant longtemps, le rôle de l’OCDE s’est limité à fournir des principes sur l’interprétation de certaines règles et à mettre à jour un modèle de convention fiscale. La coopération se limitait, grosso modo, à éviter la double imposition pour les entreprises. Quand je suis arrivé en poste en 2011, les règles existantes ne fonctionnaient plus très bien et les paradis fiscaux prospéraient. Les pays étant souverains fiscalement, ils ne souhaitaient pas coopérer. Le projet BEPS – Base Erosion and Profit Shifting – a germé dans un contexte de crise fiscale et budgétaire. Les multinationales payaient très peu d’impôts : agir était un impératif politique. Nous avons commencé à évoquer l’idée d’un tel projet en 2012, puis obtenu un mandat du G20 en 2013, probablement déclenché par l’affaire Starbucks au Royaume-Uni (à l’époque, Reuters avait révélé que la firme n’avait jamais payé d’impôt sur les sociétés en quinze ans, NDLR).

 

Quel est l’objectif de BEPS ?

Comme son nom l’indique, le projet lutte contre l'érosion de la base d'imposition et le transfert de bénéfices. L’idée était donc de réviser les instruments fiscaux existants et d’en créer de nouveaux pour mettre fin à l’optimisation fiscale agressive des multinationales. Nous avons mis au point quinze mesures afin de forcer les entreprises à réaligner la localisation de leurs profits avec celle de leur activité. Il pourra y avoir des débats sur le lieu de la création de valeur – un iPhone ou un sac Louis Vuitton doivent-ils être taxés sur leur lieu de production ou de vente ? –, toutefois, ce ne pourra plus être dans un paradis fiscal. Lors du dernier sommet du G20, qui s’est réuni en Chine au mois de septembre, nous avons présenté le « cadre inclusif » pour la mise en œuvre des mesures BEPS. Il regroupe quatre-vingt-six pays qui ont pris l’engagement d’appliquer BEPS, de contrôler son application et de continuer à l’enrichir et à développer les normes fiscales internationales.

 

« L’idée était de mettre fin à l’optimisation fiscale agressive des multinationales »

Quelles sont les difficultés auxquelles vous devez faire face lorsque vous présentez de tels projets ?

Parvenir à un accord entre les pays et surtout leur donner les moyens juridiques de mettre en œuvre ces normes est le plus difficile. Tout ce que nous faisons est le produit d’un consensus : nous présentons un projet qui est ensuite négocié au sein de comités composés de représentants des pays concernés. Trente-cinq pays sont actuellement membres de l’OCDE, mais nous obtenons régulièrement des mandats du G20 pour mettre en mouvement de nouveaux projets, comme c’est le cas pour BEPS. Cela nous permet d’avoir un poids politique plus important et donc de mobiliser plus de pays. Par exemple, le Forum mondial sur la transparence et l'échange de renseignements à des fins fiscales regroupe 137 membres qui débattent sur un pied d’égalité. C’est indispensable pour inclure dans la discussion un maximum de pays, et notamment les pays en voie de développement. 

 

La taxation des entreprises du numérique est un enjeu de taille pour les États. Qu’est-ce que BEPS apporte en ce sens ?

Les entreprises du numérique sont par définition récentes : elles évoluent dans un monde où la chaîne de valeurs se fait sur des actifs incorporels. Nous avons établi des standards pour répondre à certaines questions comme le lieu de collecte de la TVA dans le secteur du e-commerce. Il faut cependant faire attention à ne pas traiter l’économie numérique mais bien la numérisation de l’économie, qui touche même les entreprises les plus traditionnelles. Nos régimes fiscaux reposent encore sur le concept de l’établissement stable qui date des années 1920. Ils ne sont peut-être plus totalement adaptés, mais il ne faut pas pour autant se précipiter pour mettre en place de nouvelles règles. C’est un sujet à la fois mouvant et complexe, sur lequel il est difficile de mettre tout le monde d’accord. Ce qui est certain c’est que BEPS est dans l’intérêt de tous : ne pas établir de règles internationales compliquerait grandement la situation dans un monde multipolaire. BEPS est un premier pas vers la convergence fiscale au niveau mondial. Les taux d’impôt sur les sociétés vont certainement converger à la baisse, tandis que les bases d’impositions vont converger à la hausse.

 

Le CBCR – country by country reporting – prévu dans BEPS inquiète certaines entreprises par son côté public. Ont-elles raison d’appréhender cette règle ?

L’objectif du CBCR est de permettre une meilleure coopération entre les pays. Le rapport pays par pays sera dévoilé à l’administration fiscale qui l’enverra aux autres administrations. Je comprends les appréhensions des entreprises qui veulent préserver leur secret commercial, notamment sur les marges qu'elles réalisent. Pour le moment, la question de confidentialité n’a pas été tranchée, mais cela m’étonnerait que l’ensemble des pays s’accordent pour dévoiler ces informations. 

 

« La numérisation de l’économie touche même les entreprises les plus traditionnelles »

Après BEPS, quels sont les futurs projets de la division fiscale de l’OCDE ?

L’application des normes BEPS, mais aussi la mesure de son efficacité et du changement de comportement des entreprises vont beaucoup nous occuper. Nous allons également continuer à travailler sur l’amélioration des politiques fiscales et de la sécurité juridique pour les contribuables. Maintenant que nous avons mis en place l’échange automatique de données, nous travaillons sur la protection de la confidentialité de l’information transmise.

 

L’échange automatique des informations bancaires est-il déjà appliqué ?

L’échange à la demande d’informations bancaires entre les pays est appliqué depuis 2009. L’engagement pour un échange automatique a été pris à Berlin en 2014, et les premiers pays commenceront à appliquer cette mesure en 2017, à la clôture des comptes de 2016. Au total, 103 pays sont signataires, et une cinquantaine d’entre eux sont engagés pour une application dès 2017. Nous sommes actuellement en train de construire la tuyauterie qui permettra un échange facile, rapide et sécurisé des données bancaires. C’est en quelque sorte la multilatéralisation de la norme américaine adoptée en 2010, le FACTA ou Foreign Account Compliance Tax Act

 

Quelles sont les autres initiatives de l’OCDE en matière fiscale ?

Nous avons mis en place le Forum des administrations fiscales, qui réunit tous les dix-huit mois les directeurs généraux des impôts d’une cinquantaine de pays. L’objectif est de faire remonter les problématiques qu’ils rencontrent sur le terrain, mais également les tendances en termes d’usages. Le dialogue d’Oslo réunit quant à lui les institutions de lutte contre le blanchiment d’argent, afin de faciliter la coopération entre les différentes agences et d’organiser l’échange de renseignements entre les fiscalistes et les autres acteurs. Nous nous engageons également auprès des pays en voie de développement à travers des actions spécifiques. Nous avons par exemple lancé en 2015 l’initiative « Inspecteurs des impôts sans frontières ». Destinée aux administrations fiscales qui contrôlent des multinationales, elle permet de faire venir pendant quelques mois un inspecteur fiscal familier des problématiques de thèmes spécifiques (notamment les prix de transfert), de secteurs d’activités spécifiques ou de pratiques anti-évasion fiscale, qui restera sur place et effectuera le contrôle avec l’équipe locale. 

 

Propos recueillis par Camille Prigent

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