Enquête sur les réseaux qui unissent la France et le petit émirat.
Derrière le vernis qatari
Le vendredi 9?juin, Akbar Al-Baker, président de la compagnie aérienne Qatar Airways, recevait en toute discrétion des mains de François Hollande la médaille d’officier de la Légion d’honneur. Pour justifier la plus haute décoration de notre pays, le chef de l’État avait alors salué «?l’engagement du P-DG au sein de l’industrie aérienne internationale?». Un argument qui prête à sourire au vu des pratiques de sa compagnie. Ses concurrents, Air France en tête, l’accusent depuis de nombreuses années de concurrence déloyale. Selon American Airlines, Qatar Airways aurait reçu pas moins de 17,5?milliards de dollars de subventions publiques entre?2004 et?2014. Le droit social ne semble pas non plus être la priorité de la compagnie qatarie. Lors d’un colloque, Alexandre de Juniac, président d’Air France-KLM, avait rapporté une phrase d'Akbar Al-Baker à propos de la grève des pilotes français survenue en septembre dernier : «?M. de Juniac, chez nous, ce n’est juste pas possible, on les aurait tous envoyés en prison.?»
Air France sacrifié
Lundi 4?mai. La France officialise la vente de vingt-trois Rafale au Qatar pour 6,3?milliards d’euros. Avant de passer commande, l’émirat aurait émis plusieurs conditions, notamment sur le futur de sa compagnie aérienne dans l’Hexagone. Pour les syndicats d’Air France, il ne fait aucun doute que le prochain petit geste sera l’ouverture de nouveaux aéroports français à Qatar Airways. Pour le moment la compagnie n’est présente qu’à Roissy-Charles-de-Gaulle mais pourrait bientôt atterrir à Nice et à Lyon, respectivement les troisième et quatrième aéroports français. Si Dassault a touché le pactole, c’est Air France qui semble contraint de payer l’addition.
Gagnant-gagnant
Un exemple qui montre à quel point le Qatar sait copiner avec les politiques de tous bords. Parmi les hôtes de Doha on trouve, entre autres, Dominique de Villepin, Bertrand Delanoë, Philippe Douste-Blazy, Rachida Dati, Nicolas Sarkozy, Ségolène Royal, Fadela Amara, Claude Guéant, Frédéric Mitterrand ou encore Jack Lang. Et l’émirat sait se montrer grand seigneur.
Dominique de Villepin, ancien secrétaire des Affaires étrangères, ex-Premier ministre, et porte-parole de l’Élysée, en sait quelque chose. Son discours à l’ONU contre la guerre en Irak et son positionnement sur le Hamas lui ont attiré quelques faveurs. Le Qatar est ainsi devenu l’un des principaux clients de son cabinet d’avocats Villepin International. Seulement cinq ans après sa création en 2008, sa boutique affiche un chiffre d’affaires de 1,7?million d’euros. Une relation qui va bien sûr dans les deux sens.
En 2007, l’émir Hamad Khalifa Al-Thani assiste au défilé du 14 juillet dans la loge d’honneur de Nicolas Sarkozy. Quelques mois plus tard, ce dernier offre aux Qataris un privilège exorbitant : une exonération fiscale sur toutes les plus-values immobilières. Le gouvernement actuel n’est pas en reste. L’un des premiers invités de François Hollande en tant que chef de l’État n’est autre que… Hamad Khalifa Al-Thani. Quant à Jean-Yves Le Drian, actuel ministre de la Défense, il a fait pas moins de douze déplacements dans le petit émirat du golfe Arabo-Persique en seulement trois ans. Le chef d’état-major qatari, le général Al-Attiyah, l’a même emmené pêcher au large de sa villa. Une faveur que le Français s’est empressé de rendre : lors d’un déplacement en Bretagne, il a fait accompagner leur Falcon par deux Rafale, un de chaque côté. Effet garanti.
Assurance-vie
Si le Qatar s’occupe si bien des politiques, c’est qu’il veut construire une relation de long terme. Sa priorité est de se protéger d’une double menace démographique et militaire. Coincé entre l’Arabie saoudite et l’Iran, ce petit pays de la taille de la Corse, habité par seulement 286 000 Qataris, est plus que vulnérable. La France dispose ainsi d’un accord de défense avec l’émirat : s’il est attaqué, la France interviendra pour le défendre. En développant les relations diplomatiques, le Qatar se construit tout simplement une assurance-vie. «?Cette coopération militaire formalisée en 1994 est l’un des piliers les plus anciens de la relation bilatérale, insiste Maurice Leroy, président du groupe France-Qatar à l’Assemblée nationale. Elle comporte un important programme de formation de la force de sécurité intérieure, assurée par la gendarmerie nationale, laquelle devrait d’ailleurs être associée aux projets de sécurisation de la Coupe du monde de football 2022?», précise-t-il.
Depuis toujours, l’émirat essaie de se rendre indispensable aux grandes puissances. Pour cela, il s’est montré très conciliant. En 2002, il a accepté la plus grande base américaine au Moyen-Orient sur son sol. Et le pays s’est engagé avec les alliés dans la guerre en Libye, fournissant 5 000 hommes et 400?millions de dollars aux rebelles libyens. Il a également soutenu les révolutions tunisienne et égyptienne. «?Grâce à l’audience de la chaîne Al Jazeera, qu’il contrôle, l’émirat s’est fait le chantre des révolutions et du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes?», s’enthousiasme Maurice Leroy. Autre inquiétude pour le Qatar, son indépendance alimentaire. Pour faire face à ce problème, le pays s’est lancé il y a moins d’une dizaine d’années dans une politique d'acquisition de terres arables, principalement au Brésil, en Argentine, au Kenya et en Afrique du Sud.
Préparer l’après hydrocarbures
Son deuxième objectif est de préparer la reconversion de son économie. Actuellement, les hydrocarbures représentent 95?% de ses exportations et 75?% de ses recettes budgétaires. Or, ses réserves ne devraient durer qu’entre quarante et cinquante ans. Que faire après ? Pour relever ce défi, le Qatar s’est lancé, depuis 2008, dans un vaste programme de diversification, doté d’un budget de 130?milliards de dollars.
Cette stratégie ne se limite pas à son sol. Le Qatar profite de ses réserves pour investir à l’étranger avec comme objectif de se constituer une rente. Avec 250?milliards de dollars, le Qatar Investment Fund arrive à la neuvième place au niveau mondial des plus grands fonds souverains. En France, il a fait parler de lui pour la première fois en 2012. Cette année-là, le Qatar a investi pas moins de dix milliards dans des sociétés françaises. Il est ainsi entré au capital de grands groupes comme Lagardère, Vinci, Veolia, Total, Vivendi ou encore LVMH. Contactées, aucune de ces sociétés n’a souhaité évoquer leur rapport avec le Qatar.
Entre rendement et marketing
S’ils disposent de beaucoup d’argent, les Qataris ne sont pas des philanthropes pour autant. «?Ce sont même de redoutables négociateurs. Avec eux, rien n’est jamais gratuit?», explique un entrepreneur français installé au Qatar. Des propos confirmés par Kamel Hamza, président de l’Association nationale des élus pour la diversité (Aneld), qui avait sollicité en 2011 l’ambassade qatarie pour attirer des fonds vers les banlieues : «?Ils nous ont clairement dit que leur objectif n’était pas de faire du mécénat, c’était avant tout une logique financière.?» Denis Bauchard, conseiller pour le Moyen-Orient à l’Institut français des relations internationales, nuance un peu ces propos : «?La stratégie du Qatar est différente des autres pays du Golfe, leurs investissements ne sont pas centrés uniquement sur un objectif de rentabilité, mais ont également un objectif politique : celui d’être présent dans des grandes sociétés multinationales et de se constituer un réseau d’obligés.?»
Il est vrai que la stratégie du Qatar en matière d’investissement est bien différente de celle de ses voisins. Les autres monarchies pétrolières n’ont pas mené d’acquisitions tous azimuts d’entreprises hexagonales, privilégiant l’industrie ou la finance aux États-Unis. Ainsi, le Koweït a seulement pris 4,8?% d’Areva, pour 600 millions d’euros en 2010. Quant aux Émirats arabes unis, dont le fonds souverain est le mieux doté de la planète avec 875?milliards de dollars, on ne trouve pas de trace d’investissements significatifs dans des sociétés françaises. Pour le Qatar, investir en France est un moyen de soigner son image. Si l’émirat veut du rendement, il veut également faire parler de lui. Le rachat du PSG en est le parfait exemple. Pour autant, la France n’est qu’un petit pion dans son échiquier. «?Au niveau européen, la France n’est que le deuxième pays d’accueil. Le Qatar a investi 25?% de son fonds souverain en Grande-Bretagne?», précise Denis Bauchard. L’émirat détient ainsi des participations dans Four Seasons Healthcare, Barclays ou encore dans le London Stock Exchange. Il est également présent en Allemagne où il possède une partie du capital de Volkswagen, Porsche et Siemens.
La France n’est pas en reste et développe ses activités sur le sol qatari. 95 filiales d’entreprises françaises sont ainsi présentes dans l’émirat. «?Vinci et Bouygues vont largement profiter des 220?milliards de dollars que le Qatar va investir d’ici 2022 pour préparer la Coupe du monde de football?», indique Denis Bauchard. La construction n’est pas le seul secteur à profiter de cette coopération. «?Le Qatar envisage le renouvellement quasi intégral de ses équipements militaires, soit vingt-six milliards de dollars d’achats prévus dans ce secteur, rappelle Maurice Leroy. Ce sont autant de nouvelles opportunités pour nos entreprises.?» Et la vente des Rafale au Qatar permettra la création de 3 000 emplois sur le sol français.
Une image écornée
Pour autant, 84?% des Français ont une mauvaise image du Qatar, selon un sondage réalisé en mai par BVA pour Orange et iTélé. Un tiers d’entre eux en ont même une très mauvaise image. 70?% de sondés souhaitent que la France ne renforce pas ses relations diplomatiques avec le Qatar et 60?% qu’elle n’accentue pas ses relations économiques. «?En France, ces investissements ont soulevé de nombreuses questions pour des raisons politiques. Le président Nicolas Sarkozy ayant montré une amitié ostentatoire avec l’ancien émir du Qatar, Cheikh Hamad?», explique Denis Bauchard.
Une méfiance renforcée en 2011 lorsque le Qatar envisage d’investir cinquante millions d’euros destinés aux banlieues en difficulté à la demande de l’Aneld. «?Nous avions contacté de nombreuses ambassades afin de chercher des financements. Après plusieurs relances, l’ambassadeur du Qatar nous a reçus. Quelques mois plus tard, nous étions invités au Qatar pour présenter notre projet, se souvient Kamel Hamza. À ce moment-là, nous étions loin de nous douter que cela allait provoquer un tel tollé.?»
Le FN et la gauche s’emparent de la polémique naissante pour déstabiliser le gouvernement dénonçant un cheval de Troie de l’islam. «?Malheureusement, c’est nous qui avons payé l’addition puisque le Qatar a pris peur et s’est retiré?», constate Kamel Hamza. Une fois le projet enterré, le ministre de l’Économie et de l’Industrie annonce la création d'un Fonds d'investissement de trois cent millions d'euros à destination des PME travaillant dans les banlieues ou les zones rurales. La moitié serait financée par le Qatar, l'autre par l'État et la CDC. «?À partir de là, nous avons été mis à l’écart?», regrette Kamel Hamza. Deux ans plus tard, on n’a pas vu la couleur de l’argent et les banlieues manquent toujours autant de financement.?»
Esclavage
La situation des droits de l’homme au Qatar est plus problématique. Entre charia, homosexualité punie de mort et liberté d’expression quasi inexistante, les raisons de la méfiance sont nombreuses. Pour les étrangers sur place, l’émirat tolère une certaine liberté de culte mais encore faut-il ne pas gratter le vernis marbré de la réussite d’un pays s’ouvrant.
Selon Human Rights Watch, des centaines de milliers de travailleurs migrants, pour la plupart en provenance d’Asie du Sud, sont employés au Qatar dans des conditions de travail que l’on peut qualifier de travaux forcés ou d’esclavage : quelques centaines de dollars par mois, passeport confisqué, plus de dix heures de travail quotidien sans aucune norme de sécurité. 1 200 travailleurs sont déjà morts sur les chantiers de la Coupe du monde de football. Et, selon la Confédération internationale du Travail, ils pourraient être plus de 4 000 d’ici à 2022 si rien n’est fait.
Du velours pour le FN qui en remet une couche. Le 9?mars dernier, Florian Philippot, le vice-président du parti, affirmait que «?le Qatar finance l’islamisme qui tue?». La réaction de l’émirat ne s’est pas fait attendre. Le 1er?juin, il portait plainte pour diffamation. Jean-Pierre Mignard, son avocat, justifie cette décision : «?Parce qu’à un certain seuil cela devient intolérable. L’accusation est gravissime. Elle met même en danger le personnel diplomatique qatari à Paris.?» Contacté, le FN n’a pas souhaité réagir, répétant seulement qu’il disposait de «?preuves pour appuyer ses propos?». «?Nous les attendons avec impatience, s’insurge Jean-Pierre Mignard. Cela signifie que tous les alliés du Qatar auraient été trompés sauf… M. Philippot. En fait, il s’agit d’une xénophobie vulgaire et dangereuse.?»
La folie des grandeurs
En attendant, le Qatar continue à vivre dans le faste. À l’image de sa Coupe du monde de football : son budget total est estimé à deux cents milliards de dollars ! Pour comparaison, celle du Brésil en 2014 n’a coûté «?que?» quatorze milliards de dollars. Quant aux Jeux olympiques les plus chers de l’histoire, ceux de Sotchi, ils sont estimés à trente-six milliards d’euros. C’est moins que l’enceinte phare de la compétition qatarie, le Lusail Iconic Stadium, dont la construction s’élèvera à trente-huit milliards de dollars. La ville entièrement créée pour l’occasion abritera à terme 200 000 habitants et disposera donc d’un stade de… 86 000 places.
Un faste qui risque d’être mis à mal. Alors qu’en 2013, le Qatar affichait un excédent record de 20?% de son produit intérieur brut (PIB), celui-ci devrait plonger dans le rouge en 2016, avec un déficit attendu de 4,9?% du PIB. Une première depuis 1999. La faute à la baisse du prix du pétrole et à des dépenses publiques exorbitantes. Conscient de cela, le pays repousse certains projets qui ne sont pas directement liés au Mondial. Pour autant, la fin de l’insouciance qatarie n’est pas pour demain. «?Les cours plus bas du brut rétréciront le coussin fiscal du gouvernement, mais nos considérables réserves financières fourniront un tampon suffisant?», anticipe le ministre de la Planification, Saleh Mohamed Salem Al-Nabit. D’autant plus, que les fondamentaux du Qatar restent sains, la croissance devrait dépasser les 7?% en 2015, en hausse d’un point par rapport à l’année précédente. Pour l’émirat il n’est pas question de rigueur mais plutôt de meilleure gestion après plusieurs années de dépenses incontrôlées.
Bien conscients que le Qatar a encore beaucoup à offrir, les politiques français continuent de lui prêter allégeance. Invité à un débat par des représentants de la communauté juive de France, Nicolas Sarkozy n’a pas hésité à défendre l’émirat accusé de soutenir le Hamas : «?C’est un pays en train de se moderniser et qui a besoin de l’aide des Occidentaux. Le Qatar est sur la bonne voie, on peut boire dans les rues désormais !?» Il faut dire que le 11?décembre dernier, l’ancien Président avait donné à Doha une conférence rémunérée par la Qatar National Bank. Il a surtout profité de l’occasion pour rencontrer son ami, l’émir du Qatar, Tamim ben Hamad Al-Thani. Mais que Nicolas Sarkozy soit réélu ou non, on continuera à entendre parler du petit émirat.
V.P.
Air France sacrifié
Lundi 4?mai. La France officialise la vente de vingt-trois Rafale au Qatar pour 6,3?milliards d’euros. Avant de passer commande, l’émirat aurait émis plusieurs conditions, notamment sur le futur de sa compagnie aérienne dans l’Hexagone. Pour les syndicats d’Air France, il ne fait aucun doute que le prochain petit geste sera l’ouverture de nouveaux aéroports français à Qatar Airways. Pour le moment la compagnie n’est présente qu’à Roissy-Charles-de-Gaulle mais pourrait bientôt atterrir à Nice et à Lyon, respectivement les troisième et quatrième aéroports français. Si Dassault a touché le pactole, c’est Air France qui semble contraint de payer l’addition.
Gagnant-gagnant
Un exemple qui montre à quel point le Qatar sait copiner avec les politiques de tous bords. Parmi les hôtes de Doha on trouve, entre autres, Dominique de Villepin, Bertrand Delanoë, Philippe Douste-Blazy, Rachida Dati, Nicolas Sarkozy, Ségolène Royal, Fadela Amara, Claude Guéant, Frédéric Mitterrand ou encore Jack Lang. Et l’émirat sait se montrer grand seigneur.
Dominique de Villepin, ancien secrétaire des Affaires étrangères, ex-Premier ministre, et porte-parole de l’Élysée, en sait quelque chose. Son discours à l’ONU contre la guerre en Irak et son positionnement sur le Hamas lui ont attiré quelques faveurs. Le Qatar est ainsi devenu l’un des principaux clients de son cabinet d’avocats Villepin International. Seulement cinq ans après sa création en 2008, sa boutique affiche un chiffre d’affaires de 1,7?million d’euros. Une relation qui va bien sûr dans les deux sens.
En 2007, l’émir Hamad Khalifa Al-Thani assiste au défilé du 14 juillet dans la loge d’honneur de Nicolas Sarkozy. Quelques mois plus tard, ce dernier offre aux Qataris un privilège exorbitant : une exonération fiscale sur toutes les plus-values immobilières. Le gouvernement actuel n’est pas en reste. L’un des premiers invités de François Hollande en tant que chef de l’État n’est autre que… Hamad Khalifa Al-Thani. Quant à Jean-Yves Le Drian, actuel ministre de la Défense, il a fait pas moins de douze déplacements dans le petit émirat du golfe Arabo-Persique en seulement trois ans. Le chef d’état-major qatari, le général Al-Attiyah, l’a même emmené pêcher au large de sa villa. Une faveur que le Français s’est empressé de rendre : lors d’un déplacement en Bretagne, il a fait accompagner leur Falcon par deux Rafale, un de chaque côté. Effet garanti.
Assurance-vie
Si le Qatar s’occupe si bien des politiques, c’est qu’il veut construire une relation de long terme. Sa priorité est de se protéger d’une double menace démographique et militaire. Coincé entre l’Arabie saoudite et l’Iran, ce petit pays de la taille de la Corse, habité par seulement 286 000 Qataris, est plus que vulnérable. La France dispose ainsi d’un accord de défense avec l’émirat : s’il est attaqué, la France interviendra pour le défendre. En développant les relations diplomatiques, le Qatar se construit tout simplement une assurance-vie. «?Cette coopération militaire formalisée en 1994 est l’un des piliers les plus anciens de la relation bilatérale, insiste Maurice Leroy, président du groupe France-Qatar à l’Assemblée nationale. Elle comporte un important programme de formation de la force de sécurité intérieure, assurée par la gendarmerie nationale, laquelle devrait d’ailleurs être associée aux projets de sécurisation de la Coupe du monde de football 2022?», précise-t-il.
Depuis toujours, l’émirat essaie de se rendre indispensable aux grandes puissances. Pour cela, il s’est montré très conciliant. En 2002, il a accepté la plus grande base américaine au Moyen-Orient sur son sol. Et le pays s’est engagé avec les alliés dans la guerre en Libye, fournissant 5 000 hommes et 400?millions de dollars aux rebelles libyens. Il a également soutenu les révolutions tunisienne et égyptienne. «?Grâce à l’audience de la chaîne Al Jazeera, qu’il contrôle, l’émirat s’est fait le chantre des révolutions et du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes?», s’enthousiasme Maurice Leroy. Autre inquiétude pour le Qatar, son indépendance alimentaire. Pour faire face à ce problème, le pays s’est lancé il y a moins d’une dizaine d’années dans une politique d'acquisition de terres arables, principalement au Brésil, en Argentine, au Kenya et en Afrique du Sud.
Préparer l’après hydrocarbures
Son deuxième objectif est de préparer la reconversion de son économie. Actuellement, les hydrocarbures représentent 95?% de ses exportations et 75?% de ses recettes budgétaires. Or, ses réserves ne devraient durer qu’entre quarante et cinquante ans. Que faire après ? Pour relever ce défi, le Qatar s’est lancé, depuis 2008, dans un vaste programme de diversification, doté d’un budget de 130?milliards de dollars.
Cette stratégie ne se limite pas à son sol. Le Qatar profite de ses réserves pour investir à l’étranger avec comme objectif de se constituer une rente. Avec 250?milliards de dollars, le Qatar Investment Fund arrive à la neuvième place au niveau mondial des plus grands fonds souverains. En France, il a fait parler de lui pour la première fois en 2012. Cette année-là, le Qatar a investi pas moins de dix milliards dans des sociétés françaises. Il est ainsi entré au capital de grands groupes comme Lagardère, Vinci, Veolia, Total, Vivendi ou encore LVMH. Contactées, aucune de ces sociétés n’a souhaité évoquer leur rapport avec le Qatar.
Entre rendement et marketing
S’ils disposent de beaucoup d’argent, les Qataris ne sont pas des philanthropes pour autant. «?Ce sont même de redoutables négociateurs. Avec eux, rien n’est jamais gratuit?», explique un entrepreneur français installé au Qatar. Des propos confirmés par Kamel Hamza, président de l’Association nationale des élus pour la diversité (Aneld), qui avait sollicité en 2011 l’ambassade qatarie pour attirer des fonds vers les banlieues : «?Ils nous ont clairement dit que leur objectif n’était pas de faire du mécénat, c’était avant tout une logique financière.?» Denis Bauchard, conseiller pour le Moyen-Orient à l’Institut français des relations internationales, nuance un peu ces propos : «?La stratégie du Qatar est différente des autres pays du Golfe, leurs investissements ne sont pas centrés uniquement sur un objectif de rentabilité, mais ont également un objectif politique : celui d’être présent dans des grandes sociétés multinationales et de se constituer un réseau d’obligés.?»
Il est vrai que la stratégie du Qatar en matière d’investissement est bien différente de celle de ses voisins. Les autres monarchies pétrolières n’ont pas mené d’acquisitions tous azimuts d’entreprises hexagonales, privilégiant l’industrie ou la finance aux États-Unis. Ainsi, le Koweït a seulement pris 4,8?% d’Areva, pour 600 millions d’euros en 2010. Quant aux Émirats arabes unis, dont le fonds souverain est le mieux doté de la planète avec 875?milliards de dollars, on ne trouve pas de trace d’investissements significatifs dans des sociétés françaises. Pour le Qatar, investir en France est un moyen de soigner son image. Si l’émirat veut du rendement, il veut également faire parler de lui. Le rachat du PSG en est le parfait exemple. Pour autant, la France n’est qu’un petit pion dans son échiquier. «?Au niveau européen, la France n’est que le deuxième pays d’accueil. Le Qatar a investi 25?% de son fonds souverain en Grande-Bretagne?», précise Denis Bauchard. L’émirat détient ainsi des participations dans Four Seasons Healthcare, Barclays ou encore dans le London Stock Exchange. Il est également présent en Allemagne où il possède une partie du capital de Volkswagen, Porsche et Siemens.
La France n’est pas en reste et développe ses activités sur le sol qatari. 95 filiales d’entreprises françaises sont ainsi présentes dans l’émirat. «?Vinci et Bouygues vont largement profiter des 220?milliards de dollars que le Qatar va investir d’ici 2022 pour préparer la Coupe du monde de football?», indique Denis Bauchard. La construction n’est pas le seul secteur à profiter de cette coopération. «?Le Qatar envisage le renouvellement quasi intégral de ses équipements militaires, soit vingt-six milliards de dollars d’achats prévus dans ce secteur, rappelle Maurice Leroy. Ce sont autant de nouvelles opportunités pour nos entreprises.?» Et la vente des Rafale au Qatar permettra la création de 3 000 emplois sur le sol français.
Une image écornée
Pour autant, 84?% des Français ont une mauvaise image du Qatar, selon un sondage réalisé en mai par BVA pour Orange et iTélé. Un tiers d’entre eux en ont même une très mauvaise image. 70?% de sondés souhaitent que la France ne renforce pas ses relations diplomatiques avec le Qatar et 60?% qu’elle n’accentue pas ses relations économiques. «?En France, ces investissements ont soulevé de nombreuses questions pour des raisons politiques. Le président Nicolas Sarkozy ayant montré une amitié ostentatoire avec l’ancien émir du Qatar, Cheikh Hamad?», explique Denis Bauchard.
Une méfiance renforcée en 2011 lorsque le Qatar envisage d’investir cinquante millions d’euros destinés aux banlieues en difficulté à la demande de l’Aneld. «?Nous avions contacté de nombreuses ambassades afin de chercher des financements. Après plusieurs relances, l’ambassadeur du Qatar nous a reçus. Quelques mois plus tard, nous étions invités au Qatar pour présenter notre projet, se souvient Kamel Hamza. À ce moment-là, nous étions loin de nous douter que cela allait provoquer un tel tollé.?»
Le FN et la gauche s’emparent de la polémique naissante pour déstabiliser le gouvernement dénonçant un cheval de Troie de l’islam. «?Malheureusement, c’est nous qui avons payé l’addition puisque le Qatar a pris peur et s’est retiré?», constate Kamel Hamza. Une fois le projet enterré, le ministre de l’Économie et de l’Industrie annonce la création d'un Fonds d'investissement de trois cent millions d'euros à destination des PME travaillant dans les banlieues ou les zones rurales. La moitié serait financée par le Qatar, l'autre par l'État et la CDC. «?À partir de là, nous avons été mis à l’écart?», regrette Kamel Hamza. Deux ans plus tard, on n’a pas vu la couleur de l’argent et les banlieues manquent toujours autant de financement.?»
Esclavage
La situation des droits de l’homme au Qatar est plus problématique. Entre charia, homosexualité punie de mort et liberté d’expression quasi inexistante, les raisons de la méfiance sont nombreuses. Pour les étrangers sur place, l’émirat tolère une certaine liberté de culte mais encore faut-il ne pas gratter le vernis marbré de la réussite d’un pays s’ouvrant.
Selon Human Rights Watch, des centaines de milliers de travailleurs migrants, pour la plupart en provenance d’Asie du Sud, sont employés au Qatar dans des conditions de travail que l’on peut qualifier de travaux forcés ou d’esclavage : quelques centaines de dollars par mois, passeport confisqué, plus de dix heures de travail quotidien sans aucune norme de sécurité. 1 200 travailleurs sont déjà morts sur les chantiers de la Coupe du monde de football. Et, selon la Confédération internationale du Travail, ils pourraient être plus de 4 000 d’ici à 2022 si rien n’est fait.
Du velours pour le FN qui en remet une couche. Le 9?mars dernier, Florian Philippot, le vice-président du parti, affirmait que «?le Qatar finance l’islamisme qui tue?». La réaction de l’émirat ne s’est pas fait attendre. Le 1er?juin, il portait plainte pour diffamation. Jean-Pierre Mignard, son avocat, justifie cette décision : «?Parce qu’à un certain seuil cela devient intolérable. L’accusation est gravissime. Elle met même en danger le personnel diplomatique qatari à Paris.?» Contacté, le FN n’a pas souhaité réagir, répétant seulement qu’il disposait de «?preuves pour appuyer ses propos?». «?Nous les attendons avec impatience, s’insurge Jean-Pierre Mignard. Cela signifie que tous les alliés du Qatar auraient été trompés sauf… M. Philippot. En fait, il s’agit d’une xénophobie vulgaire et dangereuse.?»
La folie des grandeurs
En attendant, le Qatar continue à vivre dans le faste. À l’image de sa Coupe du monde de football : son budget total est estimé à deux cents milliards de dollars ! Pour comparaison, celle du Brésil en 2014 n’a coûté «?que?» quatorze milliards de dollars. Quant aux Jeux olympiques les plus chers de l’histoire, ceux de Sotchi, ils sont estimés à trente-six milliards d’euros. C’est moins que l’enceinte phare de la compétition qatarie, le Lusail Iconic Stadium, dont la construction s’élèvera à trente-huit milliards de dollars. La ville entièrement créée pour l’occasion abritera à terme 200 000 habitants et disposera donc d’un stade de… 86 000 places.
Un faste qui risque d’être mis à mal. Alors qu’en 2013, le Qatar affichait un excédent record de 20?% de son produit intérieur brut (PIB), celui-ci devrait plonger dans le rouge en 2016, avec un déficit attendu de 4,9?% du PIB. Une première depuis 1999. La faute à la baisse du prix du pétrole et à des dépenses publiques exorbitantes. Conscient de cela, le pays repousse certains projets qui ne sont pas directement liés au Mondial. Pour autant, la fin de l’insouciance qatarie n’est pas pour demain. «?Les cours plus bas du brut rétréciront le coussin fiscal du gouvernement, mais nos considérables réserves financières fourniront un tampon suffisant?», anticipe le ministre de la Planification, Saleh Mohamed Salem Al-Nabit. D’autant plus, que les fondamentaux du Qatar restent sains, la croissance devrait dépasser les 7?% en 2015, en hausse d’un point par rapport à l’année précédente. Pour l’émirat il n’est pas question de rigueur mais plutôt de meilleure gestion après plusieurs années de dépenses incontrôlées.
Bien conscients que le Qatar a encore beaucoup à offrir, les politiques français continuent de lui prêter allégeance. Invité à un débat par des représentants de la communauté juive de France, Nicolas Sarkozy n’a pas hésité à défendre l’émirat accusé de soutenir le Hamas : «?C’est un pays en train de se moderniser et qui a besoin de l’aide des Occidentaux. Le Qatar est sur la bonne voie, on peut boire dans les rues désormais !?» Il faut dire que le 11?décembre dernier, l’ancien Président avait donné à Doha une conférence rémunérée par la Qatar National Bank. Il a surtout profité de l’occasion pour rencontrer son ami, l’émir du Qatar, Tamim ben Hamad Al-Thani. Mais que Nicolas Sarkozy soit réélu ou non, on continuera à entendre parler du petit émirat.
V.P.