Enquête sur ce financier discret, philanthrope dans l’âme, qui pourrait faire bouger les lignes du private equity français avec Raise.
C’est l’un des métronomes du private equity français. «?Une figure incontournable quasi iconique?», selon Olivier Marchal, président de Bain & Company France, qui le décrit «?fidèle en amitié comme il l’est dans ses convictions.?» Depuis trente-deux ans, Gonzague de Blignières sillonne tambour battant la campagne entrepreneuriale à grand renfort de LBO estampillés Banexi, Charterhouse et Equistone (ex-Barclays PE). Officiellement, son track record affiche plus de deux cents opérations. Officieusement, son portefeuille est aujourd’hui bien plus garni en actifs associatifs. Ses coups de pouce entrepreneuriaux sont légion et ses dons se comptent désormais en centaines de milliers d’euros. Tour à tour mécène, business angel, parrain, mentor, coach, conseiller, l’homme d’affaires semble avoir attrapé le virus philanthropique. À l’instar des Marc Ladreit de Lacharrière et autres Xavier Niel, M. de Blignières transforme l’argent qu’il gagne en gains pour les autres.
Cet argent, il en investit des fractions pour des causes, des start-up ou des pièces de théâtre comme Une femme nommée Marie de Robert Hossein, subventionnée en 2011 après une furtive rencontre à un vernissage deux ans plus tôt. Altruiste et activiste, jouant les prolongations sur le terrain des PME et fuyant les babillages stériles de l’establishment, ce financier pressé détonne dans la jungle hostile du capital investissement.

L’obsession du bien collectif

«?Sa différence, c’est le facteur humain?», analyse Olivier Marchal. Très tôt, pour structurer ses LBO et autres offres publiques d’achat (OPA), l’argument décisif de Gonzague a été la création de valeur pour les salariés plutôt que l’obsession du taux de retour sur investissement. Ce n’est pas rien pour les entreprises. Et cela a fini par représenter beaucoup pour lui. Plébiscité par les grands patrons, M. de Blignières fait l’unanimité auprès des jeunes entrepreneurs comme dans les milieux associatifs. Henri de Castries, P-DG du groupe Axa, salue «?son sens du bien commun?» et Clara Gaymard, présidente générale de la branche française de General Electric (GE), confie volontiers «?avoir été bluffée par cet homme soucieux des individus plutôt que des chiffres ou des résultats financiers.?» «?C’est un instinctif doublé d’un affectif, renchérit Jérémie Le Febvre, directeur associé de Raise, cela lui donne l’avantage de posséder un sacré leadership.?»
Pour les proches de Gonzague de Blignières, cet avantage est la clé de son mode de fonctionnement et de sa réussite. Tous envient un sens du relationnel hors du commun et une impressionnante capacité à mobiliser son réseau. «?Je l’ai vu tisser un vrai lien avec Anne Hidalgo rencontrée dix minutes plus tôt?», s’amuse Cyrille Saint Olive, directeur général du Réseau Entreprendre Paris. Tous évoquent aussi le plaisir avec lequel il plonge dans les deals en quête de la plus-value qui fera grandir l’entreprise et le pécule des salariés. Sa source d’inspiration, le plus grand rachat d’Europe de l’entreprise par les salariés (RES) de Darty en 1988. À son actif, le LBO idéal de Courtepaille où Barclays PE introduit pour la première fois en 2000 une participation significative des managers au capital et, enfin, le lucratif rachat de Converteam par General Electric en 2011 pour un montant de 2,7?milliards d’euros. Une fois n’est pas coutume, environ 5 000 salariés ont obtenu une part du gâteau au travers un plan d’intéressement avantageux. Une victoire pour Gonzague de Blignières qui s’exclame encore : «?C’est formidable, les managers ont mis quelques milliers d’euros et sont devenus millionnaires.?» Cette obsession du bien collectif et ce sens de l’intérêt général, l’enfant de Neuilly-sur-Seine les a reçus en héritage de son père - DRH de la banque Neuflize issu de la droite catholique pratiquante dont le seul adage était : «?Il est plus facile de ne pas stresser quand on n’a rien.?» Sûrement ce qui a donné à son fils «?le goût de redistribuer beaucoup?», assure Clara Gaymard.

L’art d’influencer

Ces allers-retours entre l’univers du private equity, les milieux associatifs et le monde entrepreneurial ont fait grimper la cote de popularité de ce patron philanthrope. Ils lui ont surtout permis de mesurer l’étendue du «?trou dans la raquette?», selon ses mots. Dans un pays obsédé par son déclin, l’homme d’affaires veut faire bouger les lignes.
«?Replacer l’homme au cœur de la finance?», «?fédérer les petits et les grands patrons?», «?financer l’entrepreneuriat à durée illimitée?», «?utiliser le levier de la dotation?» : autant de maillons de la réflexion conduite en 2012 par celui qui prépare alors sa succession à la tête d’Equistone. «?Il aurait pu prendre sa retraite?», observe Olivier Marchal. Mais l’équation n’est pas si simple. «?C’est un fort caractère qui peut aussi monter dans les tours et avoir ses coups de gueule?», décrit Guillaume Jacqueau, son collaborateur de vingt ans et héritier désigné chez Equistone. Le vrai signal d’influence étant sans doute de dissuader ceux qui seraient tentés de le défier. «?Ce n’est jamais anodin de résister à Gonzague?», plaisante son dauphin. M. de Blignières a en effet sa manière bien a lui de faire du business. «?Relax?», «?straight to the point?», son style décontracté a changé le visage du private equity français.
Adoubé par ses pairs en 2005 à la présidence de l’Association française des investisseurs pour la croissance (Afic), le financier a rectifié le tir de la réputation sulfureuse du private equity en France, engagé le dialogue avec les syndicats et policé toute une profession, main dans la main avec son vice-président Patrick Sayer, également à la tête du fonds Eurazeo. Ensemble, les deux hommes ont notamment élaboré une charte socialement et écologiquement responsable de l’investisseur. «?Au-delà des garde-fous instaurés, nous avons milité pour démontrer que notre industrie investit dans des entreprises qui créent des emplois, contrairement aux idées reçues.?»

Le flair du financier hors pair

À 58 ans, le fondateur de Raise incarne un point de croisement de générations, de cultures, de business models financiers et entrepreneuriaux qui au mieux ne se comprennent pas, au pire s’opposent. Certains s’en étonnent encore. «?Il s’adresse de la même manière à un ministre qu’à un jeune entrepreneur venu lui présenter son projet de boîte?», insiste Olivier de Puymorin, un ami de longue date à qui Gonzague de Blignières a prêté 200 000?euros pour fonder Arkadin en 2001. Bien lui en a pris. Une décennie plus tard, la société spécialisée dans les conférences téléphoniques est passée aux mains du japonais NTT Com et affiche en 2013 un chiffre d’affaires supérieur à 200?millions d’euros. Une opération des plus rentables qui confirme le flair de l’homme d’affaires. «?Sous sa présidence, Equistone est devenu une machine à faire des deals?», signale son successeur à la tête du fonds qui regrette son départ.
Mais, ce lundi 3?septembre 2012, M.?de Blignières est rattrapé par la une du quotidien Libération qui titre «?Jeunes de France, votre salut est ailleurs : barrez-vous !?» Abasourdi, il décroche son téléphone. À l’autre bout du fil, son amie Clara Gaymard. «?J’ai deux idées, explique l’homme d’affaires, la première, investir 100 000?euros pour faire une campagne de publicité "Jeunes de France aimez-nous !" et la seconde, lancer une société d’investissement pour faire grandir le tissu entrepreneurial des PME et des ETI.?» Le soutien de la patronne de GE France ne s’est pas fait attendre. «?Quand il m’a proposé la présidence du fonds de dotation de Raise, je n’ai pas hésité une seconde?», se souvient-elle.

Un produit financier disruptif

Le financier sait qu’il prend des risques. Fin 2012, il rassemble une équipe d’une dizaine de personnes et s’installe dans 80?m2 à Saint-Germain-des-Prés. La machine est lancée à plein régime. Pendant près d’un an, l’homme d’affaires subventionne le projet avec ses deniers personnels. Chaque mois, il remet 100 000?euros au pot. «?Dans un contexte aussi merdique, il fallait s’accrocher pour lever des fonds !?», précise un de ses proches collaborateurs.
C’était sans compter la force de frappe du binôme Gaymard-Blignières. À ce jour, 220?millions d’euros ont été collectés par la société d’investissement qui vise un plafond à 300?millions d’euros d’ici à fin 2014. Et à écouter Gonzague réciter la liste des entreprises qui ont investi quelques dizaines de millions d’euros dans sa société, il y a fort à parier que le produit financier proposé soit véritablement disruptif. Les Américains de Vestar Capital Partners ont d’ailleurs salué l’ingéniosité du business model en déclarant, «?Avec un tel produit, Gonzague de Blignières serait une star aux États-Unis.?»
Structurée autour de deux entités complémentaires – une société de capital-risque (Raise Investissement) et un fonds de dotation (Raise) – la société Raise a vocation à prendre des participations minoritaires ou à réaliser des augmentations de capital pour soutenir le développement international des ETI et PME françaises. «?Les tickets seront compris entre dix et trente millions d’euros?», précise Jérémie Le Febvre qui table dans les années à venir sur une quinzaine de deals avec la première collecte de fonds de Raise Investissement.
Jusque-là rien de très novateur. Exception faite que l’équipe de gestion renonce à 50?% de ses carried interests pour les reverser à la fondation. Une situation inédite qui pourrait mettre à mal les acquis des acteurs du capital-investissement qui «?ne voient pas cela d’un très bon œil?», confirme un observateur du secteur. Avec Raise, Gonzague de Blignières crée en effet un précédent. Un business model unique basé sur les principes de l’économie positive et circulaire : «?Les grandes entreprises investissent par l’entremise d’une société de capital-risque dans les meilleures ETI qui donnent au travers du fonds de dotation aux petites entreprises les plus prometteuses.?» Du jamais vu en Europe où les fondations sont, en général, les danseuses des partners qui reversent tout au plus 1?% des carried interests. Outre-Atlantique, il y a bien les foundations des universités comme Yale ou Stanford. À ceci près que les dons proviennent des anciens élèves et que les investissements sont réalisés pro bono.

Exit la pression au déploiement

«?On crée une BPI privée !?», plaisante Gonzague de Blignières à demi-mot. Un argument qui a convaincu les grands patrons. De la famille Bettencourt à Michelin en passant par Safran, Axa, Les Galeries Lafayette, Danone ou Schneider Electric, aucun n’a hésité à investir dans cette société anonyme. L’autre spécificité de Raise. En préférant le statut de SA, les équipes de Gonzague de Blignières s’octroient une latitude dans le temps pour réfléchir à la rentabilité des investissements réalisés.
Exit la pression au déploiement. Les investisseurs de Raise misent sur les fast forward et les sweet spots. Un positionnement qui séduit déjà. «?Nous avons réalisé le 31?juillet dernier notre premier investissement de quinze millions d’euros?», révèle M. de Blignières. L’heureuse élue ? «?Serenium, une entreprise de services funéraires située dans l’ouest de la France?», poursuit le patron qui confie avoir reçu plus de quatre-vingts dossiers de candidature.
Même engouement du côté du fonds de dotation dont l’agrément de mécénat a été solidement appuyé par Bernard Cazeneuve, alors ministre du Budget. Dotée de quinze millions d’euros, Raise pourrait bien s’imposer en France comme la plus importante fondation privée dédiée à l’entrepreneuriat, pilotée qui plus est par un conseil d’administration1 digne des plus prestigieux clubs du haut patronat français.
Sereinement installé dans ses nouveaux locaux, auparavant occupé par la start-up Winamax, Gonzague de Blignières aspire à éclaircir l’horizon de toute une génération d’entrepreneurs en réalisant l’un des plus étonnants coups de poker de la décennie avec son seul credo : «?Ne pas oser, c’est déjà perdre.?»

Émilie Vidaud

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