Warren Buffett, l’oracle devenu Dieu
À presque 80 ans, le troisième homme le plus riche du monde est devenu l'emblème du capitalisme mondial. Actionnaire des principaux fleurons américains, sa parole vaut de l'or. Portrait d'un bâtisseur de fortune qui fait la pluie et le beau temps des marchés financiers.
Mille quatre cent trente dollars. C’est la somme qu’il fallait débourser pour un aller-retour en avion New York-Omaha (Nebraska) le premier week-end du mois de mai. Pour comparaison, un vol New York-Paris à la même époque ne coûtait « que » 1 142 dollars. Cette folie tarifaire ne dure que l’espace de ce week-end. Le reste de l’année le prix est quatre fois inférieur. Comment expliquer un tel écart ? Cette hausse fulgurante est la cause d’un seul homme : Warren Buffett. Chaque année, à cette période, 35 000 actionnaires font le déplacement pour assister à la messe de la finance mondiale : la réunion des actionnaires de sa holding, Berkshire Hathaway, qu’il détient à 38 %. Tous sont présents pour entendre la bonne parole de cet oracle du capitalisme américain. Et Warren Buffett n’hésite pas à faire de cet événement un véritable show. En 2007, il avait projeté, avant le début de la conférence, une vidéo dans laquelle il jouait du ukulélé et chantait : « Bienvenue à tous à la grande fête annuelle de Berkshire. Ce film est gratuit, c’est contre mes principes, mais profitez-en bien ! Car après, il faudra revenir aux choses sérieuses et dépenser votre argent dans les magasins des sociétés que nous détenons. » |
Il ne décéle plus les tendances, il les fait Mais Warren Buffett sait aussi être sérieux. Lors de ces réunions annuelles, il répond consciencieusement aux questions de ses actionnaires. Et cela dure six heures. Quand on sait que certaines personnes n’hésitent pas à payer près d’un million de dollars pour déjeuner avec lui, le prix du billet d’avion n'apparaît finalement plus si cher ! Car tous espèrent les bons conseils de ce maître-es placements financiers. Surnommé l’« oracle d’Omaha » suite au succès de ces investissements, il est devenu au fil des années un véritable dieu. Il ne décèle plus les tendances, il les fait. Lorsque qu’en septembre 2008, Warren Buffett annonce investir cinq milliards de dollars dans Goldman Sachs, « une institution exceptionnelle qui a une présence mondiale sans rivale », il redonne à lui seul confiance aux marchés financiers. Dès sa déclaration, le titre de la banque d’investissement augmentait de 8,12 %, pour atteindre 135,20 dollars. Même aujourd'hui, alors que la banque d'affaires internationale se retrouve en plein démêlé judiciaire avec la Sec (Securities and Exchange Commission), il lance qu’il n'est pas « du tout inquiet concernant son placement », malgré les milliards de dollars de perte virtuelle. Avec Goldman Sachs, Warren Buffett n’en était alors pas à son premier coup. En 1998, il achète en six mois 20 % de la réserve mondiale de lingots d'argent, soit environ 3 600 tonnes. Lorsque la société annonce la nouvelle, les cours s’envolent pour atteindre 7,5 dollars l’once, contre 4,6 lors des premières acquisitions de la holding Berkshire Hathaway. Il faut dire que le dieu Buffett a les moyens de jouer son rôle. La capitalisation boursière de Berkshire Hathaway s’élève à près de 140 milliards de dollars. |
Il détient des participations dans les principales entreprises américaines : 8,1 % du capital de Coca-Cola, 4,3 % de McDonald’s et 9 % de Gilette.
Pour faire ses courses, la holding dispose, via ses activités d’assurance, d’une véritable machine à cash. Les primes encaissées par Geico, sixième assureur américain d’automobile et General Re, troisième réassureur mondial, représentent environ 66 % des recettes de Berkshire Hathaway. Cette manne financière permet à Warren Buffett d’investir plusieurs milliards de dollars en une seule fois et d’inverser une tendance en déstabilisant l’offre ou la demande.
Le pain béni de la crise Avant d’accéder à ce statut de dieu vivant, Warren Buffett a dû faire ses preuves. Il réussit son premier « miracle » en 1964. Suite à une fraude fiscale, l’action d’American Express chute à 35 dollars. Warren Buffett achète alors en masse. Un an plus tard, il en revend une partie au double du prix initial. Depuis, il ne cesse d’impressionner les investisseurs par sa vision du marché et ses rendements à deux chiffres. Entre 1965 et 2009, l’action de sa holding a progressé en moyenne de 20 % par an. Cette réussite insolente lui vaudra d’être élu, en 1999, meilleur investisseur du XXe siècle. Pourtant, sa stratégie d’investissement est simple : acheter une entreprise solide lorsque ses cours sont bas. « Notre but est de découvrir des compagnies extraordinaires à des prix ordinaires et non des compagnies ordinaires à des prix extraordinaires », explique-t-il. Sa force est de savoir dénicher les opportunités avant les autres. Un visionnaire en quelque sorte. Pour Warren Buffett, la crise est une période bénie. De nombreuses sociétés ont vu leur valorisation boursière s’effondrer. Ses cibles ? Des entreprises sous-valorisées qui disposent d’une marque mondiale, d’un produit qui répond à un besoin universel et d’un bilan financier solide. Apparition en rock star À la différence des autres investisseurs, Buffett participe à la gestion des entreprises. C'est en partie pour cela qu'il obtient d'aussi bons résultats. Il ne cache d’ailleurs pas qu’il entretient, avec chacun des dirigeants de sociétés dont il est actionnaire, une relation privilégiée. Il s’interdit aussi de lancer des offres hostiles pour ne pas déstabiliser sa future poule aux œufs d’or. Quand il est satisfait de ses disciples, il n’hésite pas à donner de sa personne pour aider ses filiales. Récemment, l’homme d’affaires américain a joué la rock star dans un clip produit pour et par des employés de l'assureur Geico, filiale de sa holding Berkshire Hathaway. Il y apparait déguisé en Axl Rose, chanteur du groupe de hard rock Guns N’Roses. À presque 80 ans, Warren Buffett sait mettre à profit sa notoriété. Si la société n’a pas voulu communiqué sur l’impact de cette campagne publicitaire, elle a néanmoins annoncé que la semaine suivant la mise en ligne de cette vidéo sur Youtube, le serveur téléphonique avait été saturé plus d’une fois. En revanche, lorsque les choses dérapent, il n’hésite pas à passer à l’action pour recadrer les dirigeants. Si nécessaire, il se dit prêt à intervenir pour faire sauter un p-dg qu’il juge inefficace. Comme en janvier dernier, sur la chaîne économique CNBC. Sur la plateau, il n’a pas hésité à passé un savon à Irène Rosenfeld, p-dg de Kraft Foods qui avait donné son accord pour une fusion avec Cadbury. Il avait alors estimé que c’était « une mauvaise décision qui révèle les faiblesses de la direction. » |
Le divin testament
Pour lui, tout se mérite et rien n’est éternel. « Que diriez-vous si on sélectionnait l'équipe des Jeux olympiques de 2020 en choisissant les fils aînés des athlètes ayant remporté une médaille d'or en 2000 ? » Et il pousse le concept de méritocratie avec ses propres enfants. « Une personne très riche doit laisser suffisamment à ses enfants pour qu'ils fassent ce qu'ils veulent mais pas assez pour qu'ils ne fassent rien », poursuit-t-il. Lorsque les siens ont eu 19 ans, il leur a fait parvenir une lettre de deshéritage assortie d’un chèque de 90 000 dollars. Léger quand on sait que sa fortune, qui s’élève à 47 milliards de dollars, fait de lui le troisième homme le plus riche du monde.
Un grand philanthrope
Que va donc devenir tout cet argent après sa mort ? Il a indiqué qu’il reverserait 99 % de sa fortune à des associations. Ce qui en ferait, à l’heure actuelle, le plus grand philanthrope de tous les temps. Mieux que son ami Bill Gates. D’autant plus que de son vivant, le milliardaire américain donne déjà, via la Buffett Foundation, 12 millions de dollars par an en moyenne. L’association fournit notamment des bourses scolaires. Il considère que l’éducation est le meilleur moyen pour lutter contre les inégalités qu’il estime trop élevées aux États-Unis à cause d’un système fiscal pas assez redistributif.
« Ces dix dernières années, le système fiscal américain a creusé le fossé entre riches et classes moyennes. C'est spectaculaire. Si l'on comptabilise mes charges sociales et mon impôt sur le revenu, je suis taxé à hauteur de 17,7 %. Dans mon bureau, la moyenne est de 32,9 %. Il n'y a personne dans l'entreprise, pas même la standardiste, qui paie un taux plus bas que le mien. Et je n’ai pas d'arrangements, d'avantages fiscaux, ni de comptable. Je fais simplement ce que le Congrès des États-Unis me dit de faire », s’était insurgé Warren Buffett lors d’une interview télévisée accordée à la NBC en novembre 2007.
En attendant, Warren Buffett cherche désespérément un fils prodige. N’ayant encore trouvé personne pour lui succéder, il a annoncé qu’il scindera son poste en quatre : un p-dg et trois directeurs d’investissement. Quant aux noms des ces futurs patrons, ils figurent sur son testament : « Si je meurs cette nuit, il y aura un nouveau p-dg dans les 24 heures ». Mais prévient que la première phrase à lire restera : « Merci de bien vouloir mesurer de nouveau mon pouls. »
Mai 2010