La réforme des retraites remet au centre des débats la notion travail. Quelle place lui accordons-nous ? Notre rapport à celui-ci a-t-il changé avec la crise sanitaire ? Certains disent que les Français n’auraient plus le cœur à l’ouvrage…
Les Français n'ont-ils (vraiment) plus le goût du travail ?
Le 29 janvier 2023, le New York Times publiait un article de Robert Zaretsly, professeur d’histoire : "Are French People Just Lazy?" Le débat était alors lancé. Vu d’outre-Atlantique mais également de nombreux pays européens, tel l’Espagne, manifester contre le départ à la retraite à 64 ans semble un aveu de fainéantise, voire le prolongement d’une culture bien française de la paresse.
Valeur travail
Le Droit à la paresse, pamphlet de Paul Lafargue, homme politique socialiste et écrivain français, revient sur le devant de la scène comme symbole de l’amour du peuple français pour l’oisiveté. Une étude de l’Ifop du 24 janvier 2023 révèle par ailleurs que seulement un salarié sur cinq accorderait une place "très importante" au travail dans sa vie et 37% se disent moins motivés qu’avant la pandémie de Covid-19. Le phénomène de la "grande démission" en France avait déjà signé l’avènement d’un regard différent porté sur le travail : la quête de sens et l’équilibre vie professionnelle-vie personnelle supplantant parfois la volonté de faire davantage de profits. Selon cette même enquête, la perception utilitariste du travail s’avère encore plus vraie pour les 18-24 ans : 49% considèrent le travail comme une contrainte pour gagner leur vie et non comme une source d’épanouissement. Toutefois, en déduire que les Français bouderaient leur travail est un raccourci trop rapide si l’on n’observe pas de plus près deux de ses éléments constituants : le temps et ses conditions.
"On peut être en burn-out à 35 heures ! L’idée de réduire le temps de travail est un faux sujet. Si le travail n’est considéré que comme une souffrance, alors il ne faut pas le diminuer mais l’arrêter complètement. Ce sur quoi il faut s’interroger ce n’est pas le temps que l’on consacre au travail mais les conditions dans lesquelles on l’exerce. "
Temps de travail
Ne pas perdre sa vie à la gagner. Un souhait qui semble légitime et pourtant réveille des débats entre des valeurs dites "de gauche" et d’autres "de droite". Les 35 heures avaient déjà fait débat : comment réglementer le temps de travail tout en laissant à chacun la liberté de travailler plus pour gagner plus ? Aujourd’hui, les entreprises et le gouvernement se questionnent autour de la semaine des 4 jours : car si celle-ci est convoitée par certains, nombreux sont les DRH qui y voient le risque d’augmenter la productivité sur un temps très court et de voir ainsi grimper le nombre de risques psychosociaux et accidents du travail. Cristalliser la réflexion autour de la notion du temps que l’on passe à l’ouvrage apparaît comme une erreur. L’Institut Montaigne dévoilait le 2 février les résultats d’une enquête menée depuis le mois de septembre allant à l’encontre de l’idée reçue selon laquelle les Français n’aimeraient plus leur travail. En effet, 77% des actifs se disent encore satisfaits de leur emploi. Un autre point important de l’étude montre que la corrélation entre temps d’activité et charge de travail n’existe pas. Bertrand Martinot, l’économiste ayant piloté l’enquête, affirme justement que l’"on peut être en burn-out à 35 heures ! L’idée de réduire le temps de travail est un faux sujet. Si le travail n’est considéré que comme une souffrance, alors il ne faut pas le diminuer mais l’arrêter complètement." Il ajoute : "Ce sur quoi il faut s’interroger, ce n’est pas le temps que l’on consacre au travail mais les conditions dans lesquelles on l’exerce. Lorsque l’on s’interroge sur la retraite et les métiers pénibles, ce qui est scandaleux n’est pas pour un déménageur de porter des charges lourdes jusqu’à 64 ans plutôt que 62 mais de continuer à porter un piano jusqu’à 62 ans, de faire la même chose depuis quarante ans, qu’il n’y est pas assez de réflexion autour de l’aménagement du travail des seniors."
"Nous devons nous questionner sur comment augmenter les gains de productivité afin d’augmenter les rémunérations, dont le pouvoir d’achat dans des conditions de travail correctes plutôt que de vouloir diminuer à tout prix le temps de travail."
Conditions de travail
Le dernier baromètre du cabinet de conseil Empreinte Humaine estime à 2,5 millions le nombre de salariés français en état de burn-out sévère depuis la crise sanitaire. Ce chiffre alerte d’ailleurs sur les nombreuses défaillances des organisations de travail et l’augmentation de la charge de travail. Selon l’étude de l’Institut Montaigne, 60% des sondés déclarent que leur charge de travail a augmenté depuis cinq ans et 41% des salariés souhaitent aménager leurs conditions de travail avant le départ à la retraite. Ce ne serait donc pas tant l’idée de travailler plus longtemps qui serait insupportable pour les Français que celle de continuer dans les mêmes conditions physiques ou organisationnelles. Le débat entre "valeur de travail" qui se résume au temps de travail et "droit à la paresse" semble prendre plus en compte l’aspect quantitatif et non qualitatif de la notion travail. D’ailleurs, l’utopie d’un monde sans travail n’est certainement pas le rêve de tous. Bertrand Martinot précise : "Les statistiques montrent que pour les jeunes ou moins jeunes ce qui est recherché au sein du travail se traduit en trois points fondamentaux : le lien social, gagner sa vie, produire un service ou produit de bonne qualité. On nous parle beaucoup de quête de sens mais il ne s’agit pas forcément de sauver la planète mais pouvoir réaliser sa profession dans des conditions satisfaisantes. Lorsque nous parlons de "valeur travail", nous y apposons une signification morale dont il faut se défaire et simplement reconnaître la nécessité du travail au sein de la société comme création de richesse. Nous devons nous questionner sur comment augmenter les gains de productivité afin d’augmenter les rémunérations, dont le pouvoir d’achat dans des conditions de travail correctes plutôt que de vouloir diminuer à tout prix le temps de travail."
La question de savoir si nous travaillons trop ou pas assez reste épineuse. Les statistiques démontrent toutefois que l’idée selon laquelle les Français travailleraient moins que tous leurs voisins européens n’est pas fondée, et surtout que temps de travail et charge de travail ne sont pas assimilables. Bertrand Martinot conclut : "En tant qu’économiste, je ne peux pas prédire le futur mais lire ce que nous dit le passé. Depuis vingt ans, les gains de productivité annuels stagnent autour de 1%, la révolution numérique qui aurait pu doper celle-ci ne l'a pas fait jusqu’à maintenant et nous ne sommes donc plus dans une dynamique qui permettrait de travailler moins, sauf à baisser les rémunérations."
Le philosophe - non pas français mais anglais - Bertrand Russell publiait en 1932, lorsque sévissait la Grande Dépression aux États-Unis, Éloge de l’oisiveté, texte dans lequel il invite à méditer : "Les méthodes de production moderne nous ont donné la possibilité de permettre à tous de vivre dans l’aisance et la sécurité. Nous avons choisi, à la place, le surmenage pour les uns et la misère pour les autres : en cela, nous nous sommes montrés bien bêtes, mais il n’y a pas de raison pour persévérer dans notre bêtise indéfiniment."
Elsa Guérin