Inflation : le grand casse-tête des DRH
Tandis que le dialogue social se tend face à une inflation galopante, le principe de réalité reste le même : augmenter les salaires à hauteur de l’inflation ne reviendrait qu’à perpétuer celle-ci. Maintenir l’économie de l’entreprise et répondre aux attentes des collaborateurs n’est pas une simple affaire pour les directions des ressources humaines qui tentent toutefois de trouver des solutions vertueuses.
Rapport de force
Le 4 octobre 2022, l’enquête de l’ANDRH menée auprès de 462 décideurs soulignait que les DRH étaient 39 % à anticiper une "dégradation des relations sociales". Ils ne s’y sont pas trompés. Les salaires ont augmenté de façon significative en 2022 : une hausse mensuelle de base de 3,1 % en glissement annuel au deuxième trimestre mais qui reste encore inférieure à l’inflation qui dépasse les 5 % depuis septembre. S’il n’est pas envisageable pour les entreprises qui craignent une éventuelle récession d’augmenter les collaborateurs à hauteur de l’inflation, il est indéniable que les salariés en première ligne ont des revendications légitimes face à un risque de déclassement, notamment pour les salaires approchant le smic. Ainsi, les syndicats réclament l’indexation des salaires sur les prix afin d’éviter tout risque de saupoudrage et de favoritisme. Selon l’étude réalisée par People Base CBM en octobre 2022, plus de quatre entreprises interrogées sur dix (41,6 %) comptent mettre en place des hausses de salaire générales l’an prochain. En moyenne, elles prévoient un taux moyen de 1,2 % pour ces augmentations. Toutefois, la tendance générale tend vers les augmentations individuelles de salaires : "Si 99,1 % des sociétés interrogées proposent des augmentations individuelles – 99,8 % en 2021, 99,1 % en 2020 et 100 % en 2019 –, elles n’en font bénéficier qu’à 55,6 % de leurs salariés."
"Si 99,1 % des sociétés interrogées proposent des augmentations individuelles – 99,8 % en 2021, 99,1 % en 2020 et 100 % en 2019 –, elles n’en font bénéficier qu’à 55,6 % de leurs salariés" People Base CBM
Besoin de cash immédiat
Face à la baisse conséquente du pouvoir d’achat, il demeure indispensable de trouver une réponse immédiate et efficace. Stéphane Perrin, chief compensation & benefits officer chez Vinci Energies témoigne : "Une majorité de salariés a un besoin de cash immédiat très fort. Face à cette situation d’urgence, il est difficilement envisageable de ne pas y répondre du tout. Opter pour l’augmentation des salaires face à une situation sociale et économique volatile reste de plus en plus compliqué, aussi, parmi les différents leviers possibles, les primes s’avèrent un outil précieux et souvent pertinent dans ce contexte."
En ce sens, des entreprises favorisent les indemnités inflation. Carrefour a même décidé de doubler le montant et porter l’aide à 200 euros. Le 21 octobre, Alexandre Bompard a publié sur son compte Twitter :
Il en est de même chez Amazon France pour l’ensemble des agents de la logistique, en CDI et saisonniers, sans condition d’ancienneté, ni de revenu. Toutefois, selon les secteurs d’activité et les populations des collaborateurs, certains affirment qu’une augmentation des salaires est nécessaire pour contrer le risque de déclassement social, d’autant plus face à une éventuelle augmentation du smic, déjà réévalué quatre fois cette année. Pour Malika Bouchehouia, DRH de Derichebourg "faire l’impasse sur l’augmentation des bas salaires est inaudible. Les entreprises peuvent se permettre une augmentation de 5 % ou 6 % du smic."
" Faire l’impasse sur l’augmentation des bas salaires est inaudible. Les entreprises peuvent se permettre une augmentation de 5 % ou 6 % du smic." Malika Bouchehouia
Intéressement, primes et RTT
Toujours selon le rapport publié par l’ANDRH, 52 % des répondants ont opté pour une politique de rémunération axée sur l’intéressement, 49 % pour les bonus. La prime de partage de la valeur a été versée par 43 % d’entre eux en 2021 et par 40 % sur l’année 2022. Et ce sont 50 % des sondés qui trouvent pertinentes les évolutions apportées à celle-ci en 2022.
Dispositif star, la prime de valeur de partage représente en effet une solution optimale permettant un ajustement satisfaisant sur le court terme. Autre option proposée pour compenser la baisse de pouvoir d’achat des collaborateurs : le rachat des RTT. Si la mise en œuvre de ce dispositif n’est pas encore adoptée par nombre de DRH, 44 % d’entre eux sont en cours de réflexion sur le sujet. "La prime de partage de la valeur mise en place par le gouvernement apparaît comme un dispositif idéal. Cela permet de donner un avantage financier plus ou moins important en une seule et unique fois plutôt que d’augmenter les salaires", confirme Malika Boucheouia.
Et les benefits ?
D’autres dispositifs existent et les DRH innovent en la matière. Les avantages associés aux salaires de base ne peuvent bien évidemment pas suffire à répondre à l’urgence des collaborateurs. Toutefois, comme l’indique Caroline Haquet, DRH du groupe Manutan, "nous travaillons sur la rémunération mais également sur divers dispositifs permettant aux salariés de dépenser moins tout en augmentant leur pouvoir d’achat". Si nous pouvions taxer les avantages sociaux de « mesurettes » face au besoin de liquidité, il ne s’agit toutefois pas de les écarter et les balayer. Ils prouvent que l’entreprise accompagnent les collaborateurs en leur offrant l’occasion de moins dépenser. Être plus pédagogue en la matière et prendre le temps d’expliquer aux managers et collaborateurs l’accès aux avantages sociaux est essentiel. Selon Caroline Haquet, "il faut communiquer et faire preuve de pédagogie car tous ces systèmes de rémunération peuvent paraître complexes. Il est important que chacun puisse comprendre ces mécanismes".
Dividende salarié
Outre la gestion de l’urgence, les entreprises perçoivent l’inflation comme l’occasion de repenser profondément leur politique de rémunération sur le long terme. En ce sens, l’intéressement et l’actionnariat salarié représentent des solutions convaincantes. Gino Balderacchi, DRH de Kingfisher, témoigne : "Un collaborateur actionnaire de la société voit ainsi l’entreprise d’une manière différente, il prend également conscience qu’il a son mot à dire. On constate que les partenaires sociaux deviennent de plus en plus ouverts sur des dispositifs d’actionnariat et d’intéressement."
Intéresser les salariés au capital de la société s’avère en effet une solution pérenne qui contrecarre l’inflation au mieux et de façon vertueuse. Dans cette logique, le gouvernement a annoncé revoir la possibilité d’un dividende salarié obligatoire en janvier. Bruno Le Maire, ministre de l’Économie affirmait dans un entretien au Parisien le 5 novembre 2022 que "le dividende salarié, c’est le profit pour tous". Mais dans ce même quotidien, le Medef dénonce déjà "une confusion sur la nature de la contribution et de la prise de risques des salariés et des actionnaires dans la création de valeur par l’entreprise".
Audrey Lançon, avocate associée au sein du cabinet Fromont Briens va plus loin : "Avec le dividende salarié, le gouvernement tente de ne plus seulement inciter mais obliger les entreprises qui font du profit à partager davantage la valeur. Ce sont des négociations en cours complexes. Le patronat y voit le risque de confusion entre le capital et le travail. Par ailleurs, cela ne doit pas écarter la possibilité d’augmentation générale pour les branches qui le peuvent. Les entreprises doivent user du panel des dispositifs mis en place par le gouvernement : PPV, rachat des RTT mais également certains avantages sociaux comme le télétravail qui peuvent faire économiser les salariés." S’il est indéniable que les solutions diffèrent selon les secteurs d’activité et les tailles des structures, Audrey Lançon affirme qu’ "afin de maintenir un dialogue social sain, travailler sur le partage de la valeur est indispensable face à une inflation galopante."
"Il ne faut pas attendre pour prendre le sujet à bras-le-corps. Il s’agit d’une remise en question du contrat passé entre employeurs et salariés" Bruno Mettling
Repenser le partage de la valeur
La polémique survenue à la suite des communications du dirigeant de TotalEnergies l’illustre bien cette année : outre l’urgence de préserver le pouvoir d’achat des collaborateurs, l’inflation est également l’occasion de repenser le partage des richesses. Élisabeth Théret, directrice de la rémunération globale chez Bristol-Myers Squibb indique d’ailleurs qu’ "au sein des politiques de rémunération, il est indéniable que l’inflation représente l’occasion de réviser les salaires et certaines inégalités existantes".
Bruno Mettling, président du cabinet de conseils Topics, interviewé sur le plateau de Décideurs « HR Makers » note également que "face à ce bouleversement si important, la confiance peut être altérée. Pour les directions des ressources humaines, il ne faut pas attendre pour prendre le sujet à bras-le-corps. Il s’agit d’une remise en question du contrat passé entre employeurs et salariés. J’ai constaté d’ailleurs que certaines entreprises prenaient d’elles-mêmes l’initiative d’appeler les partenaires sociaux. [...] En situation d’urgence, il faut revoir le contrat employeur-salarié". Il souligne aussi l’importance de ne pas seulement faire attention aux populations ayant un bas salaire : "Attention à ne pas désespérer les cadres et managers. Il faut les embarquer dans ces nouvelles politiques salariales."
Comme souvent en tant de crise, le pacte social entre employeur et salarié se trouve mis à mal. Répondre à l’urgence représente la première mission des décideurs pour ne pas laisser le pacte social se déliter. Toutefois, la réponse doit également revisiter le pacte de partage de la valeur. La PPV semble la solution la plus plébiscitée face aux besoins de cash des salariés et les dispositifs d’intéressement pour partager au long terme la valeur. Anticipation et agilité permettent de jongler entre les différents dispositifs possibles et semblent être la clé pour les DRH afin de préserver un dialogue social de qualité.
Elsa Guérin