Le 14 février, le Sénat a voté en faveur de la proposition de loi visant à “garantir la confidentialité des consultations juridiques des juristes d’entreprise”. Ce, quelques mois après la censure du legal privilege par le Conseil constitutionnel dans la loi de programmation pour la Justice 2023-2027.
Legal privilege : le Sénat a adopté la proposition de loi
Il était sorti par la porte du Conseil constitutionnel en novembre 2023. Il revient par la fenêtre du Sénat le 14 février. Le legal privilege vient d’être approuvé au Sénat, par 220 voix contre 111. C’est le sénateur et avocat, Louis Vogel, qui présentait à l’hémicycle la proposition de loi visant à “garantir la confidentialité des consultations juridiques des juristes d’entreprise”. Il rappelait le caractère déterminant de la question laissée sans réponse législative – depuis trente ans –, pour les “20 000 juristes d'entreprise [qui] sont la deuxième profession juridique de notre pays après les avocats”.
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L’impact de la conformité
L’un des rapports du 7 février 2024 sur le texte revient sur trois défis auxquels répond la confidentialité des avis de juristes d’entreprises : “L'application extraterritoriale par certaines autorités étrangères de leur droit national ; l'attractivité de la place de Paris et la mutation du rôle du juriste d'entreprise en raison de l'émergence de la culture de la ‘conformité’ – ou ‘compliance’ – et de la multiplication des textes auxquels les entreprises doivent se conformer.” Louis Vogel l’explique dans son plaidoyer : “Les juristes d'entreprise élaborent et appliquent la norme : codes de conduite, alerte, cartographie des risques”. Ils doivent veiller à la conformité, alerter sur les risques juridiques sans auto-incriminer l’entreprise. Alors on évite l’écrit pour alerter l’entreprise, faute de protection. Pour le ministre de la Justice, Éric Dupond-Moretti, présent au Sénat aux débats du 14 février, ce fonctionnement paradoxal nuit aux entreprises et à l’attractivité françaises. Et pousse les directions juridiques à s’implanter à l’étranger, à la défaveur du droit français. Pas loin de figurer au rang des exceptions françaises, l’absence de protection des juristes en entreprise n’est plus un sujet ailleurs en Europe. Selon les chiffres du garde des Sceaux, le legal privilege existe déjà en Belgique, au Royaume-Uni, aux États-Unis et dans dix-sept pays de l'OCDE. “Sans que ce soit pour autant un Far West de la régulation économique”, renchérit Dominique Vérien, rapporteure de la commission des lois. Le rapport de Raphaël Gauvain de juin 2019 sur la question soutenait, qu'au contraire, la protection de la confidentialité des avis juridiques conduirait à stimuler la réflexion juridique dans les entreprises et à la création d'un “champ de confiance qui permettra de détecter en amont des éventuels faits/comportements de nature à enfreindre les lois et bonnes pratiques”.
Toutes les inquiétudes ne se sont pas envolées. Les autorités indépendantes craignent pour leur pouvoir d’enquête et de contrôle. On évoque chez les opposants la menace de la “boîte noire” – ou un “coffre-fort juridique” (qu’on prête à Emmanuel Macron lui-même) –, celle dans laquelle les entreprises pourraient cacher leurs secrets les moins avouables, notamment aux autorités de contrôle ou aux juges. La sénatrice écologiste Mélanie Vogel résume le scénario : “Une telle confidentialité fragiliserait le bon fonctionnement de notre système judiciaire, mais aussi notre économie : le secteur privé serait moins contrôlé. L'Agence française anticorruption ou l'Autorité de la concurrence auraient du mal à accomplir leurs missions. Idem pour l'Autorité des marchés financiers (AMF), dont les compétences ont été renforcées pour éviter une nouvelle crise financière : les opérateurs financiers seraient moins contrôlables.” Ce qui serait bien dommage selon elle, alors que la France s’est dotée de mécanismes plutôt solides contre le blanchiment d’argent. Chez les partisans, on rassure sur ce point : une procédure de levée de la confidentialité a été pensée avec un commissaire de justice qui pourra placer le document sous scellés en attendant qu’un juge décide de la levée ou non de la confidentialité. Et la proposition prévoit l’inopposabilité de la confidentialité dans le cadre d’une procédure pénale ou fiscale, ou lorsque le juriste a encouragé ou facilité l’infraction. Autre porte de sortie pour les autorités indépendantes : les amendements à venir ouvriront le débat sur leur accès aux documents confidentiels. Du côté des avocats, la profession est divisée, notamment par la crainte de la création d'une nouvelle profession réglementée. Le Conseil national des barreaux (CNB) et la Conférence des bâtonniers s'y opposent. Le Barreau de Paris est favorable à la création du legal privilege français.
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Legal privilege avec la french touch
Selon Éric Dupond-Moretti, le texte produit une protection in rem, attachée non à la personne, mais au document même. “Cela change tout ! Il ne crée pas une nouvelle profession réglementée, comme les avocats ou les médecins.” Pour être couvert par la confidentialité, le document doit cocher trois critères : la qualification et la formation de son rédacteur, la qualité de son destinataire (le représentant de l'entreprise, son organe de direction, d'administration ou de surveillance) et l’apposition d’une mention expresse de l'identité du rédacteur avec un archivage numérique spécifique. Pour l’avocat, “ce nouveau dispositif ne reproduit pas la confidentialité de nos pays voisins : un legal privilege, oui, mais avec la french touch !”
Anne-Laure Blouin