Marc-Éric Bobillier-Chaumon est titulaire de la chaire de psychologie du Conservatoire national des arts et métiers. Ses travaux portent sur la transformation du travail liée aux nouvelles technologies et sur les nouveaux modes d’organisation des activités que suscitent ces dispositifs. Il traite ici de l’intégration de l’IA dans la sphère professionnelle.

Décideurs RH. L’IA est souvent présentée comme une solution miracle supposée régler les difficultés des organisations. Or, cette nouvelle technologie est loin de faire l’unanimité et suscite même de nombreuses craintes chez les salariés. Comment expliquez-vous ce décalage ?

Marc-Éric Bobillier-Chaumon. Il suffit de se rappeler la maxime citée à l’Exposition universelle de Chicago en 1933 : "La science découvre, l’industrie applique et l’homme suit." Pour beaucoup de salariés, l’IA est au mieux vue comme une concurrente et au pire comme une remplaçante. Cela dépend aussi beaucoup de l’outil utilisé : IA générative ou IA de métier. L’utilisation de la première est accueillie avec plus de sérénité quand elle n’est pas imposée. L’outil peut servir à corriger des défauts ou ne pas exposer de faiblesses devant les collègues en sollicitant leur aide. La situation est différente pour les IA de métier, qui vont intervenir sur le cœur d’activité de certains individus, qui risquent d’être dépossédés d’une partie de leurs compétences et seront de fait moins valorisés sur le marché de l’emploi, ce qui constitue un motif légitime de méfiance.

force de n’effectuer que des tâches jugées compliquées, leur coût cognitif s’accroît, ce qui entraîne un risque d’échec accru"

Selon vous, comment l’introduction de l’IA influe-t-elle sur la perception des tâches jugées répétitives par les organisations mais significatives pour les salariés ?

Il faut redéfinir l’articulation humain-machine ou nous risquons de dénaturer le travail et de nous en détacher, avec les conséquences que cela implique. Les organisations prétendent que l’IA se chargera des tâches répétitives au bénéfice des salariés, qui pourront s’impliquer sur les fonctions à fortes valeurs ajoutées. L’IA Watson par exemple répond de façon automatisée aux questions simples des clients posées par emails. Contrairement à ce qui serait attendu, un tel dispositif peut ne pas soulager l’individu : car à force de n’effectuer que des tâches jugées compliquées, leur coût cognitif s’accroît, ce qui entraîne un risque de fatigue et d’échecs accrus. Buter sur trop de missions difficiles peut faire baisser la confiance en soi, alors que des tâches aisées présentent l’avantage d’apporter une forme de satisfaction. D’autre part, ces temps de pause sont aussi essentiels parce qu’ils sont reposants et laissent place au vagabondage intellectuel. La philosophe Simone Weil distinguait rythme et cadence dans les chaînes de production, la cadence ne permettant pas la réflexion alors que le rythme, organisé et structuré, aide à prendre du recul et à réfléchir sur son action (réflexivité).

Dans certains cas, l’organisation s’attend à ce que les individus soient à l’image de la machine qu’ils utilisent, avec des exigences et des responsabilités plus prononcées. Elle peut même espérer que l’association humain-machine ait un meilleur rendement que la machine seule. Une relation contreproductive de "coopétition" peut se manifester : devoir coopérer avec l’IA comme "partenaire" de travail, imposé ou non, à qui je délègue les tâches et, dans le même temps, compétition, caractérisée par des stratégies de contournement de la technologie visant à en montrer les faiblesses et à souligner le caractère indispensable de l’humain.            

"Il faut éviter l’erreur fréquente qui consiste à penser que ces technologies sont intelligentes par elles-mêmes"

Quelle est votre vision d’une démarche de développement de l’IA véritablement anthropocentrée ?

D’abord, il faut éviter l’erreur fréquente qui consiste à croire que ces technologies sont intelligentes par elles-mêmes. L’IA fait ses choix et rend des décisions par rapport à des données fournies dans un contexte désincarné et décontextualisé. Or, c’est bien l’individu qui adapte, ajuste et traduit les réponses fournies : il est important de ne pas oublier que ce sont les utilisateurs qui permettent aux IA d’exprimer des formes de "raisonnement" et de déployer des conduites dites "intelligentes".

Une démarche anthropocentrée part d’une connaissance de l’activité et d’un dialogue entre les acteurs qui façonnent les outils et ceux qui les utiliseront. Une telle approche se complète par une vision prospective par métier, qui part de la façon dont les individus exercent leur activité et la manière dont celle-ci peut s’améliorer et s’enrichir par les applications de l’IA au travail. Tous les acteurs – concepteur, manager et collaborateur finaux– doivent donc participer à une mise en situation de l’IA (par des techniques de simulation de l’activité) dans le cadre de la réalisation des tâches en question, avec des paramètres spécifiques à chaque poste. Si les conclusions sont favorables, la technologie peut alors être déployée plus sereinement.

Quelles conditions doivent être réunies pour que l’IA devienne réellement une ressource bénéfique pour les travailleurs ?

Il y a plusieurs dimensions à prendre en compte. L’IA utilisée doit être éthique et pour cela, il faut qu’elle puisse expliquer ses décisions afin d’éviter les biais. D’un point de vie déontique, avant toute mise en place du dispositif, la technologie doit être pensée et conçue pour s’intégrer aux règles du métier, être respectueuse des techniques professionnelles et s’ajuster à ces derniers. Un individu se reconnaît dans son métier par son "geste" : c’est ce paramètre qui confère une identité et une identification au travail. La soutenabilité est également importante, car l’outil ne doit pas dégrader l’exercice du travail en générant des tâches supplémentaires pour les collaborateurs. L’IA doit avoir un rayonnement positif et être une source de développement pour que je puisse mieux accomplir mon travail, augmenter ma productivité et nourrir ma réflexion.

La durabilité et la flexibilité de l’IA doivent lui permettre de s’inscrire dans un parcours professionnel sur le long terme. La réflexion sur son usage ne doit pas se limiter à l’ici et maintenant mais suivre l’évolution et le développement des compétences. Il peut être nécessaire de retravailler avec des concepteurs pour ajuster l’outil afin qu’il puisse répondre à de nouveaux besoins. Pour résumer le propos : quand c’est adaptable, c’est adoptable.

Propos recueillis par Cem Algul

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