Ancien directeur de cabinet de Muriel Pénicaud, aujourd’hui président du cabinet Quintet, Antoine Foucher vient de faire paraître aux éditions de l’Aube Sortir du travail qui ne paie plus. Rencontre avec l’auteur, qui plaide pour "un nouveau contrat social".

Décideurs. Pourquoi écrire ce livre maintenant ? 

Antoine Foucher. Cet ouvrage est né du désir de comprendre ce qui se passe sur le marché du travail et de clarifier la question du pouvoir d’achat en France. Car en réalité, nous sommes dans un dialogue de sourds. D’un côté, beaucoup d’experts, souvent économistes, affirment que le travail n’a jamais autant payé car une année de travail permet aujourd’hui d’acheter plus de biens ou de services qu’il y a dix, 20 ou 40 ans, à l’exception notable du logement. Et ils ont raison. Et de l’autre côté, des millions de Français disent au contraire que le travail ne paie plus, et ils n’ont pas tort. Simplement, ils ne parlent pas de la même chose. Quand les actifs disent que le travail ne paie plus, ils expriment cette réalité incontestable et vérifiable dans les statistiques de l’Insee que, contrairement à leurs parents ou grands-parents, ils n’améliorent plus leur niveau de vie en travaillant. La population active d'aujourd’hui est la première génération depuis 1945 qui va travailler autant, voire davantage que ses parents, et sans avoir l’espérance de vivre beaucoup mieux qu’eux. 

Quelle est la problématique que vous percevez au sein de ce constat ?

Toute société est fondée sur un principe, explicite ou implicite, de répartition des richesses, qui fonde son contrat social. "À chacun selon sa naissance", c’est le principe monarchique, celui de l’Ancien Régime. "À chacun selon son travail", c’est le principe démocratique, celui de la République. "À chacun selon ses besoins", c’est le principe communiste ou socialiste. La démocratie n’a pas seulement une définition politique – la souveraineté du peuple – et juridique – l’État de droit –, elle a aussi un fondement social, le travail, qui se fissure depuis quinze-vingt ans et pourrait emporter tout l’édifice démocratique si on ne répare pas les failles.

Mais comment faire pour que le travail soit davantage rémunérateur ? Nous connaissons les réticences, à droite comme à gauche, concernant notamment les taxations…

Sur le long terme, pour mieux rémunérer le travail, nous n’avons pas d’autre choix que de réindustrialiser et d’innover pour retrouver des gains de productivité, qui constitue la seule source d’augmentation durable du niveau de vie individuel. Mais cela prendra deux à trois décennies, et nous ne pouvons pas dire à la population "nous en reparlerons dans vingt ans". Donc à court terme, nous pouvons choisir un "big bang populaire" pour le travail, avec des répercussions concrètes et rapides pour les travailleurs, qu’il s’agisse des salariés, des fonctionnaires ou des indépendants. Pourquoi un big bang ? Parce que les mesures paramétriques sont toujours du bricolage qui ne change pas la vie de la population. Le big bang populaire en faveur du travail que je propose, c’est 100 milliards d’euros rendus aux travailleurs grâce à une baisse de 10 points des cotisations salariales sur cinq ans.

"La population active d'aujourd'hui est la première génération depuis 1945 qui va travailler autant, voire davantage que ses parents, et sans avoir l’espérance de vivre beaucoup mieux qu’eux" 

On vous rétorquera qu’au vu de l’état des finances, il sera difficile de trouver ces cent milliards…

LivreAntoineFoucher

 Il n’est pas possible de creuser davantage le déficit car nous dépensons déjà autant d’argent public en paiement des intérêts de notre dette qu’en éducation de nos enfants. Mais nous pouvons financer autrement notre modèle social, sans le changer, en répartissant un peu différemment la charge entre les différentes sources de revenu. Collectivement, depuis 40 ans, nous avons fait un choix anti-travail. Nous préférons taxer beaucoup plus le travail que d’autres sources de richesse individuelle : l’héritage, la retraite, les rentes, la consommation. En moyenne, lorsque l’on gagne 100 euros en travaillant, on en garde seulement 54 ; quand on gagne 100 euros en investissant, on en garde 70 ; quand on touche 100 euros de pension de retraite, on en garde 86 ; et par  l’héritage, 94, bien loin des taux apparents qui montent à 45% mais ne correspondent pas à la réalité en raison des multiples abattements et exonérations.

Ma proposition est de demander un petit fort effort à tous ceux qui le peuvent. D’abord, imposer un peu plus les investissements ou les rentes : la taxation actuelle de 30 % peut passer à 36 % sans que cela ne fasse fuir les investisseurs. Les retraités les plus aisés peuvent également faire un petit effort, c’est-à-dire les 20 % de retraités qui touchent une pension nette mensuelle supérieure au salaire médian. Leurs pensions pourraient être stabilisées, et ne pas augmenter, pendant trois ans par exemple.

Concernant l’héritage, je sais bien que les Français sont hostiles à l’augmentation des droits de succession, car ce serait taxer une deuxième fois ce qui a déjà été taxé pendant la vie. C’est vrai, mais il faut prendre en compte une autre vérité : 60 % du patrimoine du patrimoine des Français vient désormais de la fortune héritée, contre 35 % dans les années 1970. Autrement dit, la majorité de ce nous avons ne vient plus de notre mérite ou de notre travail, mais du hasard de notre naissance. Et cela, nous devons avoir le courage de le corriger, ou alors de dire que c’est désormais "à chacun selon sa naissance", et de jeter la méritocratie aux orties. Or, comme le patrimoine est hyper concentré en France, le problème peut être résolu en laissant tranquilles 90 % des héritiers, et en demandant un effort uniquement aux 10 % des héritiers les plus chanceux, à partir de 500 000 euros par personne. 

Par ailleurs, il faudrait fournir un effort collectif sur notre consommation. La TVA, actuellement élevée à 9,7 % en moyenne, devrait être baissée sur les biens de première nécessité et augmentée sur les produits étrangers, souvent intensifs en carbone lorsqu’ils viennent d’Asie et notamment de Chine. Cela permettrait de rendre l’industrie française plus compétitive et d’éviter, comme en 1981-1982, que l’augmentation du pouvoir d’achat creuse notre déficit commercial, donc accélère notre désindustrialisation, et donc aggrave notre problème de pouvoir d’achat à long terme.

"La TVA, actuellement élevée à 9,7 % en moyenne, devrait être baissée sur les biens de première nécessité et augmentée sur les produits étrangers"

Votre idée est aussi de répondre à la crise de sens que connaissent les salariés vis-à-vis du travail. Vous encouragez notamment une réflexion sur l’actionnariat salarié… Faudrait-il rendre les salariés davantage capitalistes ?

 Essayons de prendre Marx au sérieux dans ce qu’il analysait il y a 170 ans. Certes, il s’est complètement trompé sur la baisse tendancielle du taux de profit et la fin du capitalisme. Les entreprises n’ont cessé de faire du profit et de la productivité, mais ils ont d’abord bénéficié au travail, ce qui s’est traduit par l’émergence des classes moyennes. Mais tout n’est pas à jeter dans son analyse de la création de valeur : il y a une part de cette valeur qui ne va ni au travail via les salaires, ni au capital via les dividendes, mais qui existe bien – elle se matérialise au moment de la vente de l’entreprise par exemple – et qu’il est possible de mieux partager tout en restant une économie libérale, compétitive et productive. D’où la proposition forte, déjà formulée par de Gaulle, de favoriser l’actionnariat salarié. Le partage de la valeur entre le capital et le travail en France est le même depuis 70 ans. Les entreprises n’ont pas, en moyenne, de marges de manœuvre pour augmenter substantiellement les salaires. Donc la manière d’augmenter le niveau de vie des travailleurs tout en restant compétitifs, c’est de partager une partie de l’entreprise, c’est-à-dire de rendre les salariés actionnaires…

Et la question du temps de travail, qui est d’actualité ?

Contrairement à certaines idées reçues, la France n’a pas de problème de temps de travail annuel, mais un problème de temps de travail sur la vie. Nous commençons à travailler plus tard et partons plus tôt à la retraite que dans les autres pays. Pour rester compétitifs à l’international, c’est-à-dire ne pas nous appauvrir collectivement, nous devons régler ce problème. Par rapport aux générations précédentes, les travailleurs d’aujourd’hui doivent prendre en charge environ deux fois plus de retraités, tout en ayant à peu près autant d’enfants qu’avant, mais qui restent à leur charge plus longtemps, en raison de l’allongement des études. Il faut donc travailler plus longtemps, pour que chacun soit un peu plus longtemps travailleur, et un peu moins longtemps retraité. Et pour que cela soit acceptable, il faut que l’effort collectif soit juste, et donc passer à un regime de retraites universel.

"Contrairement à certaines idées reçues, la France n’a pas de problème de temps de travail annuel, mais un problème de temps de travail sur la vie"

Travailler plus longtemps alors, mais selon d’autres conditions ?

 Je ne partage pas l’idée selon laquelle le travail serait par nature aliénant et qu’une société idéale serait une société dans laquelle nous travaillerions de moins en moins. Ma filiation philosophique sur ce point-là est plutôt celle de Pascal et Freud : quand on a la liberté de choisir un métier, on peut y trouver une réalisation de soi, une fierté personnelle, un type d’épanouissement que nulle autre activité ne peut apporter. L’idéal collectif à viser n’est donc pas une société libérée du travail, mais une société dans laquelle le maximum d’entre nous choisirait son travail.

Concrètement, cela passe d’abord par beaucoup plus d’autonomie dans son travail. La France est très en retard sur ce point. Cela est dû à une culture française très scolaire, qui survalorise les compétences scolaires au détriment de la maturité et de l’expérience. Cela prendra du temps mais cela peut et doit être corrigé. D’ailleurs les entreprises n’ont pas le choix, et ce, pour une raison simple : le marché du travail est en train de se retourner au profit des travailleurs, car la population active n’augmente plus et n’augmentera plus, même avec 150 000 immigrés de plus par an, qui est l’hypothèse de l’Insee.

Mais surtout, nous pouvons nous rapprocher d’une société où le plus grand nombre aura choisi son travail, en construisant de nouveaux droits permettant à ceux qui n’ont pas pu le faire à la sortie des études, ou à ceux qui n’aiment plus leur métier, ou encore à ceux dont le métier disparaît, de se reconvertir pour en choisir un autre. Ce n’est ni coûteux financièrement – 3 à 4 milliards d’euros par an, soit 20 % de ce qu’a coûté la revalorisation des retraites cette année… –, ni compliqué techniquement : l’information existe et nous pouvons la rendre disponible. L’offre de formation est présente, même s’il faut mieux la réguler et l’orienter avec l’appli CPF.

"L’idéal n’est donc pas une société libérée du travail, mais une société dans laquelle le maximum d’entre nous choisirait son travail"

Que souhaitez-vous concrètement pour demain ?

Que nous discutions de la place que nous voulons donner au travail dans notre vie, et de la place que nous souhaitons lui donner dans la répartition des richesses, à côté de l’héritage, qui est totalement légitime, et de la redistribution, qui est absolument nécessaire. Cette discussion nationale, par exemple sous la forme d’un grand débat, serait ensuite tranchée par référendum, et nous nous doterions ainsi d’un nouveau contrat social entre Français, fondé sur le travail. Cela prendra du temps, mais c’est inévitable. Sauf à poursuivre sur la pente, lente mais certaine, du déclin national et de notre appauvrissement collectif, relativement aux autres pays, qui seront toujours plus nombreux à nous dépasser, et bientôt à nous dominer – si ce n’est à nous soumettre.

Propos recueillis par Elsa Guérin

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