Législatives : Marine Le Pen peut dire merci à Éric Zemmour
C’est probablement l’événement clé de ces législatives, voire de l’histoire politique actuelle : le RN décroche 89 députés dans un scrutin de type majoritaire. Le "plafond de verre" est donc officiellement crevé. Et, d’une certaine manière, Éric Zemmour a préparé le terrain, peut-être involontairement.
Le journaliste Jules Torres fait partie du cercle fermé des "embedded". Pendant des mois, il a suivi les équipes de Reconquête et a pu côtoyer le candidat. Il en ressort un récit au jour le jour parfois complaisant, mais toujours passionnant. Passionnant dans le sens où il met en lumière un entourage plutôt jeune, enthousiaste, structuré. Et déterminé à replacer dans le débat public des thématiques telles que le "grand remplacement" ou la "rémigration" abandonnées par un RN en quête de respectabilité.
L’intérêt principal de l’ouvrage est le suivant : il permet de montrer de l’intérieur à quel point l’état-major zemmouriste est déconnecté des Français. L’auteur à succès s’est entouré d’idéologues, de catholiques traditionnels, de figures issues de la fachosphère qui plaisent à une petite base. De quoi remplir les meetings d’une foule CSP+ avide de citations littéraires et de références à Talleyrand ou Bainville. En revanche, faute de le connaître intimement, le "peuple" issu de la France périphérique est négligé, difficile à convaincre. Du pain béni pour Marine Le Pen qui a laissé Éric Zemmour la dédiaboliser et a occupé le champ libre. À lui les chaînes de télé en continu, les polémiques sur l’Ukraine et les attaques de la classe politique et des médias. À elle les déplacements sur les marchés, dans les hypermarchés, les associations pour évoquer le pouvoir d’achat et les difficultés du quotidien. Le résultat des courses est le suivant : un RN plus fort que jamais, en partie grâce à Éric Zemmour, agent électoral involontaire de la députée du Pas-de-Calais qui n’en demandait pas tant.
Décideurs. Le RN apparaît comme le grand gagnant des législatives. Peut-on quantifier à quel point Éric Zemmour a contribué à ce score ?
Jules Torres. Marine Le Pen bénéficie depuis six mois du "paratonnerre" Zemmour. À part durant l’entre-deux tours, la patronne du RN n’a subi que très peu d’attaques de la presse et des médias qui se sont centrés sur Reconquête. Grâce à cela, elle a pu adoucir son image, notamment chez les électeurs LR. Dans les urnes, cela permet des victoires en allant chercher des électeurs au-delà des milieux populaires cœur de cible du RN. C’est assez clair lorsque l’on regarde les sondages du second tour des législatives. Lorsqu’ils étaient privés de candidats, les électeurs LR sont 58% à s’être abstenus, 30% ont voté RN et 12% pour la Nupes. De tels scores n’auraient pas été possibles en 2017. Pour un nombre croissant de Français, Marine Le Pen ne fait plus peur. Aujourd’hui, Jean-Luc Melenchon clive bien plus qu’elle. Et je pense qu’Eric Zemmour n’y est pas pour rien.
"Au second tour des législatives, environ un tiers des électeurs LR ont opté pour un candidat RN"
Reconquête appelait à un "rassemblement des patriotes" pour peser à l’Assemblée nationale. Or, le mouvement de Marine Le Pen a obtenu 89 sièges en partant seul. Dès lors quelle est l’utilité concrète du "zemmourisme" ?
Jules Torres. Le RN est fort dans les urnes, la dernière élection présidentielle et les législatives le prouvent. Mais pour atteindre de tels résultats, Marine Le Pen a imposé une ligne unique à son parti. En son sein, peu de sensibilités différentes existent. Le courant "identitaire", notamment, a perdu de l’influence. Désormais, c’est une ligne populiste qui n’utilise pas le terme droite qui domine. Reconquête permet d’avoir une certaine pluralité de pensées dans cette famille politique : plus identitaire, plus libérale sur le plan économique…
Au niveau électoral, on le voit, Éric Zemmour surperforme dans certaines zones où le RN est inexistant. Une alliance aurait pu être utile. Elle aurait peut-être même permis à la droite de la droite de devenir la première force du pays. Rappelons qu’au premier tour, le score cumulé de Reconquête et du RN est supérieur à celui de la Nupes.
Reconquête n’est parvenu à placer aucun candidat au second tour des élections législatives. Était-ce attendu par l’état-major du parti ?
Les cadres de Reconquête ne s’attendaient pas à obtenir un groupe parlementaire, soit un minimum de 15 députés. En revanche, ils étaient persuadés qu’Éric Zemmour parviendrait à se hisser au second tour dans la quatrième circonscription du Var qui était celle où il avait obtenu le meilleur score au premier tour de la présidentielle avec près de 15% des suffrages. Le fait qu’il soit en troisième position a été une véritable claque. Évidemment, les législatives sont très en dessous des attentes. Mais le parti a pourtant quelques raisons de se réjouir.
Lesquelles ?
En présentant 550 candidats, il s’implante localement et fait émerger des référents pour diffuser son message sur tout le territoire. Il a pu également remplir ses caisses pour préparer les campagnes futures. Par ailleurs, certains candidats médiatiques tels que Stanislas Rigault ou Damien Rieu ont appris le métier. Il est difficile pour un mouvement politique de s’ancrer sur le terrain, il faut de nombreuses élections pour s’enraciner…
C’est dans les quartiers aisés des grandes villes que Reconquête se porte le mieux. Le parti est-il un parti bourgeois ?
Il suffit de regarder la carte électorale à la présidentielle et aux législatives. Reconquête obtient ses meilleurs scores dans les communes huppées de la banlieue parisienne, dans les arrondissements de l’ouest de la capitale, dans les stations balnéaires de la Côte d’Azur. Le cœur de son électorat est composé d’une bourgeoisie patriote, peu sensible à la diabolisation. En revanche, reconnaissons qu’il n’a pas su imprimer dans l’électorat populaire.
"Marine Le Pen tient en main une grande partie de l'électorat populaire, c'est un socle solide"
Pourquoi ?
Pour l’avoir suivi dans sa campagne, je pense qu’il a commis certaines erreurs stratégiques. Un candidat a besoin de montrer qu’il est en osmose avec les Français. Or, il a attendu le 22 janvier pour faire sa première visite de marché à Cannes. Marine Le Pen, elle, fait cela depuis des années. Elle a dû faire des centaines de déambulations, pratiquement un million de selfies. Il a également fait beaucoup trop d’émissions sur les chaînes de télé en continu au détriment de la PQR ou des chaînes de télévision locales. Marine Le Pen a fait l’inverse.
Éric Zemmour voulait constituer une alliance entre classes populaires et bourgeoisie. Il a donc échoué. Est-ce une "union impossible" ?
En l’état actuel, cela paraît difficile. Marine Le Pen "tient en main" une partie de l’électorat populaire et rebute les milieux aisés. Éric Zemmour est dans la situation inverse et les propos très durs prononcés à l’égard de Marine Le Pen, très appréciée par sa base, ne vont pas l’aider. Il semble qu’une alliance soit possible, mais elle devrait se faire derrière une tierce personne. Pourquoi pas, à moyen terme, autour de Jordan Bardella qui parle aux deux typologies d’électeurs ?
Soulignons que cette alliance peut également être forgée par une personnalité de la droite "classique". En 2007, Nicolas Sarkozy avait siphonné Jean-Marie Le Pen et rassemblé un électorat bourgeois et populaire. Il est le dernier à être parvenu à cela.
Quel est le futur de Reconquête ?
Au niveau électoral, la prochaine bataille sera les élections européennes de 2024, dont le scrutin pourrait permettre à Reconquête de faire siéger des eurodéputés. Avec 6 % LFI et le PS ont pu faire élire 6 députés chacun. D’ici là, le parti aura des difficultés à prendre la lumière, faute d’élus. Il devrait donc mener un combat culturel auprès de la jeunesse sur les réseaux sociaux, dans les milieux intellectuels. En somme, il est probable que Reconquête fasse de la "métapolitique" plus que de la politique.
Propos recueillis par Lucas Jakubowicz
Zemmour, dans le secret de sa campagne, de Jules Torres, Plon, 224 pages, 19,90 euros