« En politique, il n’est pas forcément nécessaire d’avoir été manager avant d’accéder à une position de leader »
Décideurs. Au cours de votre carrière, comment êtes-vous devenu un leader politique ? Pensez-vous, à l’instar du monde de l’entreprise, que l’on peut, en politique, passer de manager à leader ?

Alain Juppé.
À la sortie de l’ENA, je me voyais plutôt promis à une carrière de haut fonctionnaire. Ce sont deux rencontres décisives qui m’ont fait entrer en politique. Celle de Jérôme Monod, qui m’a introduit auprès de Jacques Chirac, alors Premier ministre, et qui cherchait « un normalien sachant écrire »... À partir de là, les choses se sont enchaînées. Contrairement aux États-Unis, où des personnalités politiques de premier plan peuvent émerger rapidement – je pense à Barack Obama –, en France, une carrière politique se construit dans la durée, et l’expérience est capitale.
En politique, il n’est pas forcément nécessaire d’avoir été manager avant d’accéder à une position de leader. Pour ma part, j’estime que mon expérience de la haute administration, en tant qu’inspecteur des finances puis directeur des finances et des affaires économiques à la mairie de Paris, a été précieuse.


Décideurs. Quels sont les éléments naturels du leadership en politique ?

A. J.
J’en citerai trois : l’autorité, sans laquelle il n’est pas de leadership, des convictions et la capacité à faire partager une vision.


Décideurs. Quels sont les éléments cachés du leadership qui vous ont permis d’éclore ?

A. J.
J’aime bien cette image de l’éclosion qui renvoie à la durée, à la maturation, à tout ce qui permet la construction de la personnalité. Plutôt que d’éléments cachés, je parlerais de facteurs favorables. Le premier d’entre eux me semble à rechercher dans l’éducation reçue, à la fois exigeante, poussant à se dépasser et encourageant l’estime de soi. Ensuite, il faut des circonstances propices à l’expression d’un potentiel : se trouver au bon endroit et au bon moment pour saisir sa chance. Enfin, il est crucial d’être en phase avec son époque.


Décideurs. Quel regard portez-vous sur l’évolution du leadership ? Est-on passé d’un système « top/down » (obéissance verticale) à une grille « bottom/up » (remontée d’informations) ?

A. J.
Les citoyens et, au sein des organisations politiques les militants d’aujourd’hui, entendent pouvoir s’exprimer et voir leurs idées être prises en compte et portées par les responsables politiques. Aucun projet politique ne peut s’élaborer sans la participation des citoyens. À Bordeaux, j’ai développé la participation des habitants au sein de conseils de quartier et de conseils thématiques, ou à l’occasion de consultations relatives aux grands équipements. Au niveau national, j’ai lancé le Grenelle de l’environnement à l’occasion duquel toutes les parties prenantes, associations, universitaires, industriels… ont pu dialoguer et bâtir en commun une stratégie. Le leadership politique requiert avant tout une capacité d’écoute et de compréhension. Mais il consiste aussi à défendre des positions qui ne reflètent pas toujours l’opinion la plus commune et à savoir trancher lorsque c’est nécessaire.


Décideurs. Le leadership : notion innée ou acquise ?

A. J.
Un peu des deux sans doute, à quoi s’ajoutent les circonstances permettant à un potentiel de se réaliser. Le général de Gaulle, qui pour moi demeure le modèle par excellence, était un militaire de grande qualité ayant une vision novatrice, mais il n’est devenu « le Général » que lorsque les circonstances tragiques de l’histoire l’ont mis en situation d’exprimer ses qualités de chef.


Décideurs. Quels sont les trois leaders – vivants – qui vous inspirent le plus ?

A. J.
La première personnalité à laquelle je pense est naturellement Jacques Chirac qui a été mon mentor en politique. Dans ce domaine, je pense aussi à deux personnalités que j’ai eu le privilège de rencontrer et qui marquent leur époque. Nelson Mandela, bien sûr, pour son long combat contre l’apartheid et pour sa capacité, le moment venu, à imposer la réconciliation nationale et à construire, avec les ennemis d’hier, une nouvelle nation. Aung San Suu Kyi, dont le surnom de Papillon de fer exprime la force intérieure qui lui a permis pendant vingt ans de résister pacifiquement, mais sans céder. Elle a su également, lorsque le pouvoir en place a compris qu’il n’avait d’autre solution que de s’ouvrir à la démocratie, jouer le jeu des institutions. Elle parcourt le pays aujourd’hui pour défendre ses convictions et aider à l’émergence d’une nouvelle génération politique. Enfin, si vous me permettez d’ajouter une quatrième personnalité, du monde des affaires cette fois, Steve Jobs, a été un constructeur d’un empire industriel, dont le caractère visionnaire a profondément transformé notre quotidien.

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